La ville numérique, un cauchemar à venir ?

Les algorithmes envahissent progressivement nos espaces urbains, pour les optimiser et les augmenter. La science-fiction nous permet-elle d’entrevoir les risques de la ville connectée pour nos modes de vie, notre vie privée et nos libertés ? À l’occasion de l’édition 2018 des Utopiales, Olivier Ertzscheid, maître de conférence à l’Université de Nantes, et les écrivains Jean-Louis Trudel et Ben H. Winters se sont plongés dans les dystopies possibles de la ville connectée, pour mieux les combattre.

 

Détail de l’affiche 2018 réalisée par l’artiste Beb-Deum

Du 31 octobre au 5 novembre se tenait à la Cité des Congrès de Nantes la 18ème édition des Utopiales, le festival international de science-fiction. Durant ces cinq jours de festivités autour du “corps”, thème de cette édition 2018, les intervenants se sont succédé pour aborder la foule de sujets que ce thème a pu inspirer à la science-fiction sous toute ses formes (roman, bande-dessinée, cinéma, jeux-vidéos, etc…).

Parmi eux, Olivier Ertzscheid, maître de conférence en science de l’information et de la communication à l’Université de Nantes, invité pour débattre de la ville numérique, ce nouveau “corps urbain technologique”, avec le romancier américain Ben H. Winters et l’écrivain québécois Jean-Louis Trudel.

Métaphore classique mais indémodable que celle de comparer la ville à un corps, un organisme vivant ㅡ après tout, on parle bien de “poumons” pour désigner les espaces verts et “d’artères” pour les grands axes de circulation. En effet, la ville, comme un être vivant, évolue, grandit, au rythme des événements historiques, sociaux, politiques et culturels. Comment sera la ville numérique, transformée par les nouvelles technologies, et quel impact sur cet autre corps, le corps social, ce sont en somme les questions que se sont posés les trois intervenants pendant l’heure de conférence.

Grande Halle de la Cité pendant cette édition 2018

Et d’abord, quelles technologies dans ces villes du futur ? “Vidéosurveillance, croisement entre bases de données, regroupement de nos comportements dans la ville via nos smartphones et nos montres connectés”, ouvre Olivier Ertzscheid en pointant du doigt la dystopie sécuritaire qui entoure la ville numérique. Une dystopie plus proche de nous que l’on pourrait l’imaginer, nous rappelle Jean-Louis Trudel en évoquant le cas de la Chine, où les habitants sont soumis à la reconnaissance faciale et à un fichage permanent qui attribue à chaque citoyen une “réputation”. “Mais du point de vue du gouvernement chinois, précise-t-il, c’est une utopie : c’est le mode de société qu’il veut construire”. La smart city ne se résume pas à rendre le quotidien des usagers plus confortable car la ville est avant tout un lieu de pouvoir.

Le rêve d’une ville augmentée et optimisée serait-il en réalité un cauchemar ? Olivier Ertzscheid nuance : chaque technologie a ses aspects négatifs comme positifs, l’important est le projet politique qui se trouve derrière. “Le monde du numérique permet de mettre en place des algorithmes très rapidement mais sans se poser la question de leur finalité, du but politique ou de l’usage social, positif ou négatif”. Car les acteurs de la ville numérique sont nombreux et l’on retrouve tout aussi bien l’État et les collectivités locales que des entreprises privées. C’est ainsi qu’à travers sa filiale Sidewalk Labs, Google chapeaute en ce moment-même un projet de quartier connecté à Toronto, au Canada. “Il n’y a rien de plus politique que l’urbanisme”, d’où la nécessité de se méfier des GAFAM (acronyme des géants du Web, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), alerte le maître de conférence à l’Université de Nantes, et de questionner l’idéologie derrière des projets à première vue seulement économiques et techniques qui finissent par instaurer des normes politiques.

Cette question demeure centrale tant les algorithmes sont intimement liés à la ville numérique telle qu’elle est imaginée aujourd’hui. En effet, la smart city repose essentiellement sur la multiplication de capteurs en tout genre pour récolter un maximum de données et rentrer dans des logiques de prédictions “autonomes” ㅡ autrement dit, des intelligences artificielles. Sauf que les IA ont les mêmes biais que leurs concepteurs : si la réalité qu’on leur donne à apprendre est saturée de préjugés, ils les reproduiront. Pour Jean-Louis Trudel, cela n’a rien d’étonnant et conforte même ce vieil adage de l’informatique, “garbage in, garbage out” ㅡ des données pourries à l’entrée donnent des résultats pourris à la sortie. “Je crois que depuis 40 ans, on a seulement amélioré la qualité des détritus…”, glisse-t-il, désabusé. Le grand risque de la smart city est que ses algorithmes ne concourent à davantage marginaliser les corps urbains les plus pauvres et à surprotéger les plus riches.

Pour autant, les trois conférenciers ne s’inquiètent pas. Olivier Ertzscheid réaffirme cette culture du hack, des contre-mesures, qui s’est toujours développée à l’encontre des technologies devenues néfastes. De toute manière, comme le rappelle Jean-Louis Trudel, il n’y a pas de déterminisme : la smart city dystopique n’est pas inévitable. Nous l’avons vu dernièrement avec la mise en place du RGPD, le règlement pour la protection des données personnelles au sein de l’Union européenne, le législateur peut proposer des barrières face à l’envahissement par les algorithmes de nos corps urbains. Au fond, avec la ville numérique tout est possible, le meilleur comme le pire. Gardons à l’esprit que la technologie n’est jamais neutre, que tout dépend du projet, du gouvernement, des firmes qui portent l’initiative.

Dans le pire des cas, nous suivrons le conseil de Ben H. Winters : “Go outside and make friends !”.

Leo OLIVIER

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