3 – Une machine à générer des métaphores (1989-92)

Comment en suis-je venu à travailler sur un projet de génération automatique de métaphores ? Je crois que je me suis bêtement laissé influencer. André Vitalis, mon premier contact à Nantes, maître de conférences comme moi en sciences de la communication et membre de la commission qui m’avait recruté, avait insisté pour que j’intègre un labo de recherche, plutôt que de continuer à travailler seul sur mes thèmes de recherche personnels. Pour sa part, il s’était spécialisé dans les questions d’informatique et libertés et assurait la coordination des rapports annuels de la CNIL.

C’est aussi vers l’informatique qu’il m’orienta en me proposant d’intégrer le LIANA, Laboratoire d’informatique de l’université de Nantes. Ce labo se consacrait pour une large part au « traitement automatique des langues naturelles », domaine en pleine expansion de l’intelligence artificielle. Il exigeait de ses membres une activité régulière de publication et de participation à des colloques en France et à l’étranger. D’ailleurs, Jacques Jayez, son directeur, n’hésita pas à exercer sur moi une pression amicale en ce sens.

Dans un premier temps, j’étudiai la documentation disponible sur la traduction automatique, la génération de textes par ordinateur et plus largement la linguistique informatique. A cette époque-là, les techniques évoluaient rapidement, tout en se heurtant aux limites bien connues qui font qu’aujourd’hui encore, traduire par ordinateur un texte juridique dans une langue et le retraduire en français aboutit à… de la poésie.

Je crois que ce sont ces limites que j’ai voulu explorer en mettant d’une certaine manière l’ordinateur au défi de produire des métaphores. Les métaphores n’étaient pas un sujet tout à fait nouveau pour moi. Dans ma thèse, j’avais analysé la place des métaphores sportives ou militaires dans les journaux télévisés. Je m’étais aussi intéressé à l’étude des Américains Lakoff et Johnson sur les métaphores dans la vie quotidienne.

L’idée d’un générateur de métaphores était finalement assez simple. On le dotait de 4 ou 5 modèles de phrases du type « le X est le Y du X’ » ou « le X est au Y ce que le X’ est au Y’ ». On fournissait au générateur un vocabulaire préalablement codé par mes soins, et quelques formules mathématiques permettaient d’aboutir à des énoncés tels que « le dessert est la conclusion d’un repas » ou « le dessert est au repas ce que la conclusion est à un livre ». Le codage du lexique, qui me demanda le plus d’efforts, reposait sur les principes de la sémantique structurale de Greimas, dont j’avais suivi le séminaire à Paris durant mes années de thèse. L’un de ses disciples, François Rastier, se montra d’ailleurs très encourageant lors des échanges que j’eus avec lui.

Mes collègues du département d’informatique de l’IUT proposèrent de m’associer des groupes d’étudiants chargés de l’« implémentation », c’est-à-dire de la rédaction des programmes informatiques destinés à générer « mes » précieuses métaphores. Je me souviens de séances de travail très stimulantes où j’appréciais le contact avec ces étudiants scientifiques, à l’intelligence souvent rapide, et qui me posaient des problèmes ou réclamaient des éclaircissements. En fin d’année, ils rédigeaient un rapport et le soutenaient devant nous.

J’écrivis plusieurs articles que nous étions 4 ou 5 à cosigner selon les usages, nouveaux pour moi, des sciences dures. Nous participâmes aussi à plusieurs colloques. Je n’avais pas l’impression d’innover beaucoup avec ce générateur, qui n’a d’ailleurs pas suscité beaucoup de discussions, ni d’intérêt. Mais l’aspect le plus théorique de ce travail me passionnait. Ce à quoi je me confrontais, c’était le problème de la structure des lexiques face auquel je savais que Greimas lui-même avait jeté l’éponge.

J’ai un peu rêvé de poursuivre l’inspiration de Roman Jakobson pour qui la sémantique était le niveau où se résolvaient les problèmes de la phonologie. Pour ceux qui connaissent un peu ces questions, l’« épreuve de commutation » permet de distinguer des phonèmes dès lors qu’il existe des paires de mots dont le sens varie si l’on substitue un phonème à un autre (brin/brun ; hache/âge…) Pourquoi ne pas prolonger cette théorie en ajoutant à la phonologie et à la sémantique un autre niveau qui serait celui de la rhétorique ? Comme les phonèmes, les sèmes seraient soumis à une épreuve de commutation, et ce serait la possibilité ou non d’une métaphore (ou une métonymie, une hyperbole ou une litote) reliant deux termes du lexique qui fournirait le critère pour les différencier. L’idée était d’autant plus séduisante que j’adhérais à une conception de l’organisation des sèmes largement fondée sur des principes narratifs, ce qui donnait tout son sens à cet emboîtement de niveaux des sons, des mots et des discours.

J’ai exposé cette théorie dans deux ou trois articles de revues (au public confidentiel), mais je n’ai quasiment jamais eu la possibilité d’en discuter. Je me souviens l’avoir abordée lors d’un colloque, mais m’être fait interrompre par le président de séance parce que j’avais dépassé le temps qui m’était imparti. Avec le recul, je dirais qu’elle m’a en quelque sorte brulé les doigts. Qui étais-je pour vouloir côtoyer Jakobson ou Greimas, les plus hautes sommités du domaine ? Je n’étais même pas linguiste et j’étais bien conscient de mes lacunes. Mes cours en LEA, leur préparation, les travaux d’étudiants, sans compter la gestion du programme Tempus avec la Roumanie à partir de 1991, me prenaient le temps qui aurait été nécessaire pour lire, rencontrer des collègues, me confronter à leurs points de vue. D’ailleurs, un chercheur canadien était venu s’installer à Nantes pour plusieurs mois avec pour intention principale de discuter avec moi du contenu de mes articles. J’avais tellement de mal à gérer mon temps et à m’acquitter de toutes mes tâches que je ne l’ai rencontré en tout et pour tout qu’une seule fois ! Ce souvenir m’est encore douloureux. J’étais dépassé, je me vois encore rédiger l’un de mes articles sur mes genoux dans le bus qui montait à la fac (la ligne 2 du tramway n’existait pas encore).

Finalement, j’ai abandonné ce sujet, je me suis éloigné du LIANA (devenu IRIN) lorsque Jacques Jayez, devenu président de l’université, m’a proposé d’intégrer son équipe. De cette expérience, je tire la leçon que j’aurais dû concentrer mon activité de recherche sur un ou deux axes cohérents au lieu de me disperser comme je l’ai fait. Je tire aussi une autre leçon : pour faire aboutir des projets, il faut une maturité qui me faisait défaut alors, je m’en rends d’autant mieux compte que je crois l’avoir enfin acquise. Le succès d’une recherche dépend de la capacité à entretenir des relations « simples » avec les autres, à se laisser surprendre par eux, à manier l’humour et la fantaisie plutôt que l’esprit de système. Il faut combattre toutes les formes de rigidité et privilégier la souplesse que l’on retrouve par exemple dans la pratique de l’écriture.

1 thoughts on “3 – Une machine à générer des métaphores (1989-92)

  1. Merci pour tes textes. C’est admirable de reconnaitre sa finitude. Viser haut n’ empêche pas l’humilité. C’est l’apanage des sages.

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