A propos de ce blog

Gabriel García Márquez : « le plus beau métier du monde »

En octobre 1996, à Los Angeles, Gabriel García Márquez s’adresse à l’assemblée de la Société Interaméricaine de Presse. Il leur décrit la Fondation pour un Nouveau Journalisme Ibéroaméricain créée deux ans plus tôt à Cartagena, en Colombie, et destinée à accueillir des journalistes de tout le sous-continent. L’objectif : améliorer leur pratique. Le moyen : des ateliers « expérimentaux et itinérants ». Les critères de recrutement : « avoir moins de 30 ans, une expérience de 3 ans minimum, démontrer ses aptitudes et son degré de maîtrise dans sa spécialité en présentant un aperçu de ses œuvres les meilleures et les pires. »

Les pires !! Voilà ce qu’une école ou une université française ne songerait guère à réclamer à des candidats. Voilà ce que ceux-ci se garderaient bien de dévoiler. Et pourtant… Que de surprises, combien de trouvailles se cachent certainement derrière ces ratages, ces lapsus, ces bourdes, ces dérapages ! García Márquez y insistait : les journalistes sont des « artistes », et « le journalisme écrit est un genre littéraire ».

Sur ce blog, je vais vous présenter des reportages réalisés par des étudiants qui ont un point commun avec les autodidactes célébrés par l’écrivain et journaliste colombien : ils ne sortent pas du moule. Ce sont des “non-spécialistes” qui suivent deux heures par semaine de communication dans le cadre d’une licence 3 LEA (langues étrangères appliquées).

Est-ce que ces étudiants lisent dans les langues qu’ils étudient ? Un peu, certains. Faut-il être bon en français pour traduire des documents commerciaux anglais ou japonais ? Bravo, bonne question, je croyais être le seul à me la poser ! J’y répondrai petit à petit dans les prochaines semaines. Dans l’immédiat, je me contenterai d’une partie seulement de la réponse, celle du contentement, justement.

Oui, des étudiants de licence LEA écrivent des reportages avec un réel bonheur. Ils leur joignent quelquefois des petits mots : « nous espérons que vous aurez autant de plaisir à lire notre reportage que nous en avons eu à le faire. »

Ils ont le choix entre projet et reportage. S’ils se décident, c’est parti pour 15 000 signes environ, par groupes de deux ou trois, avec un angle longuement discuté, une curiosité pour l’humain, l’interdiction de la banalité. Je repense à ces étudiantes enthousiastes en rentrant d’interviewer les ouvriers d’un chantier. A celle-ci à qui je réclamais d’écrire plus simple et qui m’a répondu que c’était pour elle une « torture ». A ceux qui ont cru en une idée et n’ont mis que quelques jours avant de reprendre à leur compte des angles comme : « la musique rend-elle fou ? », « les plus grandes joies et les plus grandes souffrances des sportifs de haut niveau », « Léonard de Vinci réincarné dans la culture nantaise ». A ceux aussi, parfois, qui n’ont pas compris où je voulais en venir et ce que j’attendais d’eux.

Cette année particulièrement, les reportages sont bien écrits. Où ont-ils appris cela ? Les copies d’examen sont comme d’habitude : « scolaires » (hors sujet, remplissage, fautes d’orthographe, de syntaxe, de ponctuation, de majuscules…) Ce doit être le contexte qui déteint sur elles. Les reportages, eux, ont du style. De l’élégance, de la fantaisie. Quelques fautes, bien sûr, mais cela n’a rien à voir. Comment peut-on écrire des reportages en n’en ayant presque jamais lus ? Mystère. Peut-être en les observant très attentivement. Ne pas oublier non plus que l’envie de faire plaisir au prof, le souci de ne pas le décevoir, ou encore le désir de lui montrer de quoi on est capable, sont parfois des arguments qui comptent.

Alors, si on relisait ce texte de García Márquez, « le plus beau métier du monde » ?

« Le journalisme est une passion insatiable. (…) Personne ne l’ayant vécu ne peut imaginer ce qu’est la palpitation surnaturelle de la nouvelle, l’orgasme de l’exclusivité, la démolition morale de l’échec. »

Oui, c’est vrai qu’un texte de García Márquez ne se laisse pas résumer. Au-delà des idées, il y a des mots, gorgés de saveur et de lyrisme, et au-delà des mots, une voix : « un reportage de qualité suffit pour redonner à la presse sa vraie noblesse, en lui insufflant les germes diaphanes de la poésie. »

Voici quand même une sorte de résumé, puisque c’est mon boulot de prof :

deux passions en une – celle de la vie, des faits, de la réalité, des gens ; celle des mots, des sons, des rythmes.

 

http://elpais.com/diario/1996/10/20/sociedad/845762406_850215.html

1)   Ce lien conduit vers la version originale en espagnol de ce texte, intitulée « El mejor oficio del mundo ». Je n’en ai pas trouvé de traduction libre de droits en français. Une traduction est disponible dans Serge Bailly et Didier Beaufort, Média Résistance, Un écho pour les voix discordantes, Ed. Karthala, 2000, p.280 sq. Si un lecteur en connaît une traduction diffusable, je lui en serai très reconnaissant.

2)   Oh, puis je vous rajoute ça aussi, ce serait trop dommage de s’en priver : « L’influence littéraire la plus importante, dans mes écrits, c’est la musique populaire de chez moi, ma première émotion esthétique a été la musique des Caraïbes.» J’exulte et songe que les phrases, le phrasé musical des phrases de G.M. évoquent évidemment le rythme de ces musiques, la structure rythmique de leurs paroles. «Ecoute bien le vallenato, continue G.M., c’est une forme de reportage et, initialement, il s’agit d’une musique de voyageur, de colporteur d’information. Francisco El Hombre dans Cent Ans de solitude est un chanteur de vallenato.», in Pierre Goldmann, « García Márquez : ‘Je n’ai aucune imagination’ », Libération, 20 février 1978, repris le 8 mai 2014.