4 – En Roumanie avec 10 étudiants de la Faculté des Langues (1990)

En 1989, un large mouvement conduit la plupart des républiques d’Europe de l’Est à se libérer du joug de l’Union Soviétique. Je trépigne. Dès mon enfance, je me suis passionné pour ces pays. J’ai eu, en plus de ma correspondante allemande, des correspondants en Pologne et en Ukraine, avec lesquels nous nous écrivions en esperanto… L’Est est la destination privilégiée de mes curiosités et de mes envies. Lorsque le mur de Berlin tombe, je veux participer à cet événement historique et j’envisage de partir le soir-même en voiture avec un ami.

L’année précédente, j’avais passé 3 semaines à Leipzig grâce à une bourse afin de mener un projet de recherche dans les archives de la KMU (Karl-Marx-Universität). J’avais bien perçu que le système, encore imposant pourtant, ne reposait plus que sur du sable. Même les membres du Parti, comme cette étudiante que l’on m’avait adjointe pour aller passer une journée à Dresde, reconnaissaient que leur participation était forcée. Le premier soir, j’avais peiné à ouvrir la portière tellement basique de la Trabant qui m’attendait à la gare, puis suscité les rires au café en demandant à haute voix à mon interlocutrice quelles étaient les meilleures cigarettes locales. Il n’y en avait pas de “bonnes” ! Mon hôte principal à la faculté, discret, car le risque demeurait de se faire dénoncer, m’avait assuré qu’il n’était pas un « hardliner »… Dans une dictature, il y a des codes que je découvrais progressivement.

J’ai renoncé à partir à Berlin – peut-être, sûrement, à tort -, considérant que je n’étais pas allemand, que ce n’était pas mon histoire, que je ne serais là-bas qu’un spectateur, même si l’Allemagne (de l’Ouest) était le pays de mon ex-femme et de ma fille. Que la pudeur est donc un sentiment superflu !!

Les autres régimes d’Europe de l’Est tombent à leur tour et mon impatience s’accroît. Le monde est en mouvement et ma vie à Nantes me paraît bien fade. Survient en décembre la révolution roumaine, dernier pays avec l’Albanie à prolonger encore un régime cruel et anachronique. La « Cinq » diffuse en direct les images de la télévision roumaine libérée où se succèdent les déclarations, puis les images de l’exécution du couple Ceaucescu. Un journaliste français meurt écrasé par un char. Dans les forêts qui bordent la frontière avec la Hongrie, des coups de feu accueillent ceux qui tentent de pénétrer dans le pays.

Pas assez expérimenté, trop isolé, sans mission définie, je ne peux pas encore partir à la rencontre de ces gens demeurés à l’écart du monde depuis 40 ans. Je ne sais pas grand chose de ce pays et pour cause. Mais j’entends parler de journalistes, puis d’un professeur roumain de Nantes qui s’y rendent. Je découvre leurs témoignages avec passion. Ma décision prend forme : je vais organiser un voyage avec des étudiants. Nous irons à Cluj, parrainée par la Ville de Nantes, nous prendrons contact avec les professeurs et les étudiants de l’université, nous leur apporterons les livres de linguistique et de sémiotique dont ils ont été privés. J’ai un rôle à jouer, une place à assumer dans ce mouvement historique. Cela me donne des ailes : je rencontre les personnes qui sont allées sur place, j’organise à la fac une projection de la vidéo tournée par le professeur roumain, je constitue des dossiers pour demander le financement des livres, je monte une exposition, je placarde des affiches, j’organise des réunions. Et surtout, j’entame les contacts avec nos homologues de Cluj. Il n’y a pas encore de mails. Nous communiquons grâce au fax que leur ont offert des journalistes nantais. Sur le papier, des « voix » surgissent, si lointaines, si proches. Nous ne nous épanchons pas. Nous constituons la liste des ouvrages à acheter, nous organisons l’hébergement des étudiants. La Mairie, la librairie Vent d’Ouest, nous soutiennent. L’université, par la voix de son président d’alors, considère que nous avons juste envie d’aller nous promener. Peu importe. Je fais la connaissance de Michel Bourse, professeur de philo à l’Ecole de commerce, et bientôt collègue à la fac. Je lui parle du projet. Il me propose immédiatement d’y participer. Nous sommes maintenant deux profs et 10 étudiants.

Le jour venu, en juin, nous partons en train pour deux semaines, les sacs à dos remplis de livres de linguistique. A la gare de Nantes, un journaliste de Presse Océan nous tend le drapeau troué de la révolution roumaine pour immortaliser notre départ. Par chance, j’ai la présence d’esprit de refuser. A Budapest, nous marchons dans le noir le long des voies jusqu’à un wagon poussiéreux. Nous avons conscience de quitter notre monde familier. Vers 4 heures du matin, nous arrivons à Cluj. Tudor et Mihai sont là. Ils nous alpaguent dans l’argot de parfaits titis parisiens. Ils ne sont pourtant jamais venus en France, mais Tudor est le traducteur attitré en roumain de San Antonio. Très vite, les étudiants sont conduits dans une résidence universitaire quelque peu excentrée, Michel et moi partageons une chambre dans une résidence du centre ville.

Le lendemain, les étudiants se plaignent du manque de confort de leurs chambres, mais nous sommes attendus à la fac. Bizarrement, je n’ai pas un souvenir très précis de cette première rencontre avec Rodica, Ion, Ligia… Il me semble que dans son enthousiasme, un professeur a fait tomber une pile de livres. On m’interroge sur le département LEA. Très vite, le projet naît de transposer cette formule en Roumanie. Moins d’un an plus tard, Rodica me transmettra un dossier fin prêt destiné à la toute nouvelle commission Tempus (l’équivalent d’Erasmus pour les pays d’Europe Centrale et Orientale), avec pour partenaires Nantes et les écoles d’interprètes de Mons en Belgique et Maastricht aux Pays-Bas).

Nous fixons le programme de nos journées. Deux étudiants ont apporté le matériel vidéo du département de Lettres Modernes pour réaliser des reportages et des interviews. Le soir, nous pataugeons dans les flaques d’eau de ces rues encore sans éclairage, à la recherche d’adresses improbables. Je bredouille le roumain. Les gens nous parlent du dernier hiver où le régime, prônant l’autosuffisance, avait renoncé à importer du gaz pour le chauffage. Dans des appartements où la température descendait en dessous de zéro, les familles se serraient les uns contre autres pour dormir, après s’être réchauffés, les enfants y compris, avec quelques gorgées d’alcool. Certaines vieilles personnes malades renonçaient à se soigner faute de médicaments. Les professeurs, moins bien payés que les ouvriers, couraient la ville dans des bus qu’il fallait attendre dans le froid pour donner des leçons particulières. Quant à la fameuse Securitate, il fallait même se méfier des enfants, embrigadés et parfois questionnés à l’école sur les conversations de leurs parents.

Le premier dimanche, Ligia m’emmène avec deux étudiants pique-niquer sur les collines de Transylvanie. Nous croisons des carrioles tirées par des chevaux, dont les conducteurs ont parfois forcé sur la boisson. Nous aussi, dans un paysage idyllique, faisons honneur à la tsuica, l’alcool de prunes roumain, au point que nous remarquons à peine la pluie qui a commencé à tomber.

La semaine suivante, nous sommes rattrapés par l’actualité. Des mineurs, l’aristocratie de la classe ouvrière sous la dictature, ont envahi Bucarest et attaquent les étudiants qui campent sur la place de l’université depuis plusieurs semaines. Atterrés, nous regardons les images de la télévision avec Tudor, dont la femme se trouve sur place à Bucarest et dont il est sans nouvelles. Une rumeur, qui par chance se révèlera fausse, fait état de plusieurs milliers d’ouvriers descendant sur le centre ville de Cluj où nous nous trouvons. Est-ce le début de la guerre civile ? Mais à qui s’en prennent ces mineurs et ces ouvriers ? Aux « intellectuels ».

C’est une ligne de fracture qui a déjà existé dans le passé, mais je la découvre. Nous interviewons Mihai Maniutiu, un metteur en scène spécialiste de Shakespeare, chez lui, au premier étage d’un immeuble qui me rappelle ceux de mon enfance, avec des magasins au rez-de-chaussée et des gens aux fenêtres. Mihai a entre autres monté ‘Huis Clos’ de Sartre. Comme Carlos Saura en Espagne et d’autres artistes des dictatures, il théorise le rôle de la métaphore pour contourner la censure. Mihai nous dit : les mineurs vont venir devant ma fenêtre, et qu’est-ce que je ferai quand ils crieront « A mort Shakespeare ! » sans savoir qu’il est déjà mort ? J’encaisse le paradoxe. J’ai tendance à prendre les choses au pied de la lettre, alors que Mihai est un homme de théâtre.

Michel part à Bucarest avec certains des étudiants pour se rendre compte de la situation. A la Mairie de Cluj, je réclame qu’un employé envoie un fax à la mairie de Nantes avec la liste des parents d’étudiants à rassurer. Il mettra une journée entière avant que la transmission réussisse. Je tiens un journal que je destine à mon amoureuse de l’époque. J’ai emporté des dossiers à corriger. Je suis extrêmement fatigué.

A mon retour, je m’occupe du montage des vidéos que nous avons filmées. Je travaille avec un étudiant qui tient à y intercaler des jingles de bandes dessinées et face auquel je ne parviens pas à m’imposer. Lorsque nous présentons les films, je subis les critiques. Michel, pour sa part, a lancé une association Nantes-Cluj qu’il gère avec son énergie habituelle. Une ambulance convoie des médicaments. Un journal est créé. Quelques célibataires nantais épousent des Roumaines. Mais une réelle sensibilisation, de vraies solidarités se mettent en place. Des opérations énormes sont montées, comme la venue à Nantes de Mihai Maniutiu et de sa troupe.

De mon côté, je gère le programme Tempus LEA pendant 3 ou 4 ans, avant de convaincre un collègue, Patrice Neau, de le reprendre lorsque mes tâches de chargé de la communication de l’université deviennent trop lourdes. Je retourne souvent à Cluj, parfois avec certains de mes collègues comme Paul Lees, le directeur du département LEA. Nous accueillons à Nantes Rodica, puis de nombreux professeurs et étudiants dont les séjours, certains de plusieurs mois, sont financés par le programme. Je m’attache à bien les recevoir, même s’il est difficile de toujours trouver le temps nécessaire. Dans le bureau que je partage avec Olivier, le documentaliste de l’UFR, je gère des dizaines de milliers d’«ECU», de dollars, de lei, de francs belges sur un coin de table où les étudiants s’assoient sur mes factures, je remplis des déclarations en douanes, rédige des bilans, réserve, envoie, annule, réserve à nouveau des billets d’avion et des chambres d’hôtel, écris des dizaines de fax qu’il faut des heures pour arriver à envoyer.

Un jour, Michel et moi sommes contactés par Marily Le Nir qui cherche à constituer un groupe franco-allemand-roumain, afin de répondre à une demande d’« aide méthodologique » du ministère roumain de l’enseignement supérieur. C’est une autre longue histoire, où nous avons, entre Bucarest, Hambourg, Berlin, Toulouse et Nantes, mis en place des “formations de formateurs (de formateurs)” à l’interculturalité dans le cadre de l’OFAJ, Office franco-allemand pour la Jeunesse. Michel Bourse l’a en partie racontée dans son « Éloge du métissage », publié chez L’Harmattan en 2007.

1 thoughts on “4 – En Roumanie avec 10 étudiants de la Faculté des Langues (1990)

  1. J’ai les mêmes souvenirs : j’aurais juste ajouter les rites un peu désuets et exotiques de la casa universarilor ou cantine des universitaires de Cluj. La pauvreté aussi….Merci a Gerard pour ces sovenirs partagés et qui sont souvent plein d’humour! Michel

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