2 – De la méfiance lors de mon arrivée en LEA à Nantes (1987)

En 1987, j’ai été nommé à Nantes sur un poste de maître de conférences titulaire. Nous étions 80 candidats, dont une bonne vingtaine convoqués pour un entretien avec une commission présidée par le directeur du service audiovisuel. C’était en janvier et plus aucun bus ou tramway ne circulait à cause de la neige. J’étais tellement intimidé que, sur le point de vomir, j’ai dû m’arrêter aux toilettes du rez-de-chaussée avant de monter à la Salle du Conseil où avaient lieu les entretiens. Je me souviens d’avoir pu placer l’une des réponses que j’avais préparées attentivement lorsqu’on m’a demandé quelles étaient mes compétences pour réaliser des vidéos avec les techniciens du service audiovisuel, ce qui était la mission principale associée au poste à pourvoir : « je ne suis ni cadreur, ni monteur, mon rôle est d’encadrer des projets, de concevoir le contenu et la forme des films, et d’animer des équipes ». Cette réponse a dû convaincre, mais je crois surtout que j’étais chaudement recommandé par le professeur qui m’avait déjà mis le pied à l’étrier en me faisant participer à des missions ministérielles en 1982-83, puis en me faisant venir à Rennes en 1984. Ce poste était ma dernière chance : je compte écrire un jour la vie que j’aurais eue si j’avais échoué ou si je n’étais pas parvenu à terminer ma thèse.

En prenant mon poste en septembre, je me trouvais sous la double tutelle du service audiovisuel (SUAV) et du département LEA (langues étrangères appliquées). Avec le SUAV, j’ai réalisé un certain nombre de vidéos dans les années qui ont suivi, mais j’ai surtout compris que les 4 techniciens du service, qui m’observaient avec méfiance, désiraient avant tout que rien ne change dans leurs habitudes, dont celle, qui m’a toujours été soigneusement cachée, de regarder des vidéos porno une fois par semaine dans le bureau de la secrétaire. Je n’ai assuré ni veille technologique, ni direction de ce service qui fonctionnait à l’époque un peu comme une enclave, un monde à part au sein de l’université. J’en ai déduit à tort que les techniciens exercent un pouvoir en se targuant de leur connaissance du matériel, de leur vocabulaire, de leurs usages, comme une sorte d’aristocratie ouvrière. Je sais maintenant, avec l’expérience, qu’il existe certes un rapport de forces, mais qu’on peut aussi jouer sur d’autres critères pour le renverser. Les usages ont d’ailleurs beaucoup évolué depuis cette époque-là, puisque chacun est devenu désormais plus ou moins technicien dans le maniement de ses ordinateurs, de son smartphone ou de ses divers objets connectés.

Je connaissais déjà la filière LEA pour y avoir fait à Rennes un cours de 2e année. J’ai tout de suite apprécié l’ambiance cosmopolite qui régnait à Nantes dans ce département, sous la direction d’un jeune professeur anglais de Manchester, Paul Lees. Je me suis lié d’amitié avec les lecteurs allemands et espagnols arrivés à la fac en même temps que moi.

En ce qui concerne les étudiants, cela a été une autre paire de manches ! J’ai tenté de mettre en place au 2e semestre l’écriture collective d’un film de présentation de la filière et, pour une autre moitié des étudiants, une sorte de revue composée de reportages sur les services export des entreprises de la région. Les cours complétaient ces activités. J’ai eu l’idée, vers janvier ou février, de présenter les différents appareils qui ont précédé l’invention du cinématographe au 19e siècle. C’est à peu près là que les choses ont commencé à sérieusement déraper. Certains étudiants m’ont demandé s’il fallait apprendre tout cela et s’ils seraient interrogés sur ces sujets à l’examen. Pour ma part, j’étais choqué par cette mentalité utilitariste. Je pensais que le sujet était intéressant et qu’ils auraient plaisir à découvrir ces aspects mal connus de l’histoire des techniques de communication.

C’était mal connaître l’esprit des LEA, qui n’a jamais varié sur ce point au fil des années. La curiosité intellectuelle est malheureusement absente chez beaucoup d’entre eux. Lorsque l’on traite un sujet, il est impératif d’expliquer d’abord à quoi cela va servir dans leur vie professionnelle future. Une fois cette précaution prise, on peut effectivement parler de tout et je n’ai pas hésité, par la suite, à aborder certains concepts de Sartre ou de Kant, pour autant que leur utilité avait été prouvée préalablement. Mais à l’époque, j’ignorais tout cela et je croyais naïvement qu’un étudiant en LEA avait quelques points communs avec un étudiant de Lettres Modernes ou de socio.

Une sorte de cabbale s’est mise en place contre moi. Une étudiante, dont j’hésite, en rassemblant mes souvenirs, à dire qu’elle était haute en couleurs, en a pris la tête. Elle doit avoir maintenant une cinquantaine d’années… A l’époque, c’était une jeune femme un peu empâtée, à la parole certes facile, et dont la force principale, l’ascendant qu’elle exerçait sur les autres étudiants et peut-être aussi sur certains de mes collègues, résidait dans ses bonnes relations avec la secrétaire du département. Il faut imaginer qu’à cette époque un peu lointaine, les secrétaires possédaient un pouvoir qu’aucun enseignant ne parvenait à leur disputer. La nôtre a officié pendant une bonne vingtaine d’années et son caractère lui permettait sans peine de faire la loi auprès d’enseignants-chercheurs mal préparés à affronter ses colères et ses réprimandes. Pour un prof, l’institution universitaire, c’est d’abord ce qui se passe dans une salle de classe ou dans un amphi et la transmission de savoirs à des étudiants. Pour une secrétaire, cette même institution universitaire ne fonctionnerait pas sans les administratifs qui sont à temps plein dans leurs bureaux, et qui rattrapent toutes les bourdes de ces profs intellos, dépourvus de sens pratique, qui ne passent que quelques heures à la fac et ne sont jamais là quand on a besoin d’eux. Les deux points de vue sont décidément inconciliables et j’y reviendrai.

L’étudiante et la secrétaire passaient en tous cas de longues heures chaque jour dans le bureau de cette dernière, à commenter les comportements des uns et des autres. C’est là, certainement, que naissaient les rumeurs, que se faisaient et se défaisaient les réputations, et que parfois s’orchestrait une campagne de dénigrement ou de mise à l’index. Un jeune prof nouvellement arrivé et, de plus, suffisamment naïf pour prétendre faire réaliser un film collectivement par 50 personnes, voilà qui ne pouvait qu’attirer leurs quolibets. Je pense que ce qui s’est tramé à mon encontre s’apparente à une forme de bizutage.

CM, l’étudiante, s’exprimant au nom des autres étudiants de sa promotion, me dit un jour qu’elle et une autre étudiante souhaitaient me rencontrer en dehors de la fac pour discuter du contenu de mes cours. Je ne sais pas si vous imaginez à quel point une telle situation est déstabilisante pour un prof. En tous cas, j’acceptai et nous prîmes rendez-vous au premier étage du Café du Commerce, maintenant remplacé par une enseigne de chaussures de sport. CM attaqua la première, expliquant qu’elle ne me voulait pas de mal, mais que mes cours n’étaient pas adaptés aux besoins des futurs cadres export. La discussion s’engagea. Je défendais mon bout de gras. Jusqu’au moment où l’inconcevable se produisit. CM m’expliquait que les étudiants en LEA ne tiraient aucun profit de mes cours sur les techniques de l’audiovisuel et du cinéma, mais la seconde étudiante trouva, elle, que ce que je disais en cours sur ces aspects-là était intéressant. Elles ne s’étaient visiblement pas concertées. La discussion se poursuivait entre elles deux et je comptais les points. Le rendez-vous s’acheva dans le flou.

J’ai finalement retiré du programme de l’examen la partie sur les techniques antérieures au cinématographe. Je ne me souviens plus très bien de l’aboutissement du projet de film, mais je sais qu’en juin et juillet, au moment où les terrasses de cafés se remplissaient d’étudiants enfin libérés de leurs examens et pas encore obligés, à cette époque-là, d’enchaîner sur des jobs d’été, j’ai passé des semaines entières à réécrire les articles sur les services export, puis à les illustrer et à les mettre en page. C’étaient plus ou moins mes débuts en informatique.

 

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