Prendre des risques

Marion Danger, Cassiopée Batista, Romane Hudon, “Nuit Debout, vers la révolution ?“, mai 2016 (Reportage 2016 Marion Danger , Cassiopée Batista, Romane Hudon)

Je me permets de publier ci-dessous le mail reçu ce soir de Marion, Cassiopée et Romane qui ont réalisé ce reportage. Passez par-dessus les quelques compliments qui me sont adressés : je n’ai aucun mérite, un homme de 62 ans qui a fait deux ou trois choses dans sa vie fait nécessairement impression sur des jeunes de 20 ans qui se demandent quoi faire de la leur.

Non, lisez ces mots qui nous rafraichissent et nous redonnent espoir : risque, cadeau, révolution, aventure. Et je vous retrouve juste après.

 

« Bonjour Monsieur Cornu,

Tout d’abord avant de lire le reportage que nous avons fait, nous voulions vous expliquer notre démarche quelque peu particulière … Nous avions contacté Deliveroo pour faire notre reportage. Le rendez-vous était pris, la machine était lancée mais voilà nous avons tout arrêté et ce pour deux raisons :

La première, c’est que nous avons appris votre démission, cela nous à toutes beaucoup attristées car vous êtes un professeur formidable. Vous avez toujours pris des risques dans votre vie et alliez en vers et contre tous pour vous battre pour de vraies causes à la faculté.

C’est pourquoi nous en arrivons donc à la deuxième raison : Après grande réflexion, nous voulions vous remercier pour cette année passée mais aussi vous faire un dernier petit cadeau pour votre départ.

C’est pourquoi nous avons voulu nous aussi prendre des risques pour vous faire une surprise : Nous avons changé notre sujet à la dernière minute et avons pris un sujet d’actualité à la fois interpellant et intéressant, un sujet qui nous concerne tous: « Nuit Debout ». Nous nous sommes rendus sur le terrain, le soir très tard place du Bouffay et nous sommes allées contacter ceux qui étaient là et qui veillaient. Notre démarche est totalement faite de manière neutre et sans aprioris, on tient à vous le préciser car nous ne faisions pas partie toutes les 3 des manifestations qui ont eu lieu à Nantes. Nous sommes restées objectives, très à l’extérieur de tout ça pour garder un regard neuf sur le sujet. Nous avons pris un gros risque mais nous pensons que cela en valait la peine !

Voici donc les prémices de notre reportage :

– Le sujet : Nuit Debout

– L’axe : La révolution ?

On vous souhaite une excellente continuation, et comme disait Jacques Brel : […] “Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite enfin de ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie, à l’amour, car la vie est une magnifique aventure et nul de raisonnable ne doit y renoncer sans livrer une rude bataille. Je vous souhaite surtout d’être vous, fier de l’être et heureux, car le bonheur est notre destin véritable. »

 

Risque 

Oui, car demeurer « scolaire » lorsque l’on étudie les langues, l’histoire ou quoi que ce soit d’autre, c’est mettre la trouille sur un piédestal. Je fais une dissertation : je suis des règles simples, en me demandant ce que veut tel prof qui est différent d’un autre, je m’adapte, et je suis sûr que j’arriverai à un résultat, pas très original, certes, mais je ne peux pas me planter. Je fais un exposé : j’apprends mes phrases par cœur, et en plus je les lis sans lever la tête, puis je passe la parole à mon camarade qui fait la même chose. Tout le monde s’emmerde, mais l’exposé ne peut pas foirer. Sécurité et confort, confort et sécurité : il y en a un qui ne les a pas ratés, c’est Alain Badiou, grand philosophe un peu archéo-marxiste, dans son « Éloge de l’amour », oui, ÉLOGE DE L’AMOUR.

Alors quand je vous dis, faire des langues, c’est aimer les gens, faire un reportage, c’est pratiquer un art du regard et de la rencontre, oui, c’est tout sauf : avoir peur des gens, peur de se planter, peur d’avoir une mauvaise note, peur du présent, peur de l’avenir…

Prenez des risques ! Perdez-vous dans les quartiers d’une ville étrangère jusqu’à ne plus savoir ce que vous faites là, ce que vous cherchez, d’ailleurs il n’y a rien à chercher, juste à attendre, que quelque chose se passe ou ne se passe pas.

Et bravo à Marion, Cassiopée et Romane d’avoir conçu leur reportage comme un risque avant toute autre chose ! Elles touchent à l’essence même du reportage qui n’est que cela, un risque : subir la violence de la rencontre et se débrouiller pour en rendre compte.

 

Cadeau

J’y ai pensé aussi cette année. Face à un amphi de futurs profs d’espagnol, du moins pour ceux qui réussiront leur CAPES. Des candidats tout en calcul : je leur parle d’un cinéaste russe ? Mais c’est hors sujet ! Je fais référence à Hamlet ? Encore hors sujet ! Sauf que le rapport du jury de CAPES paru ensuite fait aussi référence à Shakespeare, réclame que les candidats se passionnent, oui, se passionnent, pour la discipline qu’ils projettent d’enseigner, qu’ils développent à travers leurs lectures et leurs contacts une culture générale qui leur permettra de resituer les documents de l’épreuve dans leur contexte. Mais dans cette transaction qu’est devenu un cours, ces étudiants calculent au plus juste les fiches, les résumés, les chronologies qui soi-disant les aideront à obtenir leur CAPES.

Moi, en face d’eux, je me disais : mais la pédagogie, c’est transmettre une passion, ça ne se monnaye pas ! La pédagogie, c’est un don, c’est un cadeau. Don de soi, épuisement de ses forces, dépense, gaspillage, au sens de Georges Bataille. Eux futurs profs, ne l’ont pas encore compris ? Ils vont s’économiser devant de jeunes loups qui leurs boufferont les mollets ? Ça promet !

Marion, Cassiopée et Romane ont voulu me faire un cadeau. Lorsque je les verrai, je les embrasserai, bien sûr. Si l’enseignement, c’était cela ? Le prof et les étudiants se font mutuellement des cadeaux. Oui, nous sommes dans l’utopie. Cela ressemble un peu à Nuit Debout. C’est tellement mieux que la méfiance, la crainte encore, se regarder en chiens de faïence, l’absence d’empathie, et je ne parle même pas du mépris qui prend parfois le dessus de part et d’autre.

 

Révolution

Quel plus beau mot pour définir l’angle d’un reportage !? Une révolution questionnée, avec un point d’interrogation. Une révolution rêvée, imaginée, désirée. Nous vivons dans un monde qui n’est pas ce qu’il devrait être alors que l’humanité a produit tant de technologies et tant d’œuvres d’art et de pensée, dont nous devrions nous servir pour améliorer la vie des gens.

La révolution fantasmée, c’est le mot de ma génération et c’est celui de la vôtre. Il ne s’agit surtout pas de refaire Octobre 1917. Mais de révolutionner le quotidien. Changer le monde, changer la vie : y a-t-il un projet plus rationnel que celui-là, alors que l’ultralibéralisme et la destruction de la planète, les guerres, le terrorisme, menacent de tout bonnement rayer la vie de notre planète. Un suicide programmé, annoncé, l’instinct de mort face à l’instinct de vie.

Ma génération a été la première à grandir dès l’école primaire avec la télévision. La vôtre est la première à avoir grandi de la même façon avec internet. Nous sommes porteurs de révolutions. Ce n’est pas rien ! Gutenberg, la presse, la radio : des transformations radicales qui ont bouleversé les modes de vie et les structures de la société. Ce dont votre génération est porteuse est du même ordre : vous pouvez vous comparer à Gutenberg !

Ma génération a révolutionné l’éducation des enfants, les relations entre les sexes, les conceptions du travail, de la consommation, de la culture, du voyage. Un candidat conservateur à la Présidentielle américaine monte maintenant sur scène au son des Rolling Stones. Mais la télévision a tué les veillées où l’on chantait encore, la vie dans les bourgs et les villages désormais vidés de toute présence, elle a substitué à la réalité un monde de fiction et d’illusion, de narcissisme et de schizophrénie. Les anciens leaders trotskystes et mao sont devenu publicitaires ou chefs d’entreprises.

Que fera la vôtre, de génération ? Le temps est compté désormais. Nous ne vous avons pas laissé beaucoup de marge. Qu’est-ce qui émergera lorsque vous atteindrez la trentaine, et lorsque vous aurez balayé les gloires éphémères de Macron et de Salamé ?

 

Aventure

Quel joli mot pour compléter la liste ! Par la voix de Jacques Brel, vous me dites de « ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie et à l’amour ». Vous êtes gonflées ! Voilà maintenant que vous vous mêlez de mes amours ! Mais c’est justement ce qui me touche. Que vous me considériez comme une personne et non comme un distributeur automatique. Merci !

Et là encore : si les études étaient une aventure ? Une sorte d’errance sur les chemins mal balisés de la connaissance, de l’apprentissage, de la découverte de soi, de la construction de son projet d’avenir. Accepter de se perdre par moments, afin de se transformer lentement en une personne mûre, en un citoyen, en une femme ou un homme porteurs de valeurs, d’une éthique.

Merci encore ! Je n’ai pas beaucoup parlé du reportage lui-même. Dans un premier temps, ce que je voulais indiquer ici, c’est que j’ai rarement entendu définir le reportage de façon plus juste que par vous-mêmes : un risque, un cadeau, une aventure, avec comme angle « la révolution ? »

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