Traduire la « théâtralité des médiations »

Karl Hannon, Jérémy Ollive, Lana Couvez, “Les Machines de l’Île et le théâtre“, mai 2016 Reportage machines

Un reportage fait par des étudiants, donc par des jeunes, présente souvent l’intérêt de rendre accessibles aux autres certains contenus « générationnels ». Un reportage vidéo encore en cours traite du vaste mouvement des Youtubers, que les reportages télé classiques échouent à cerner. D’autres, ces dernières années, traitaient du Role Play, de la Zombie Walk ou de la chaine de magasins de vêtements Abercrombie & Fitch.

On peut élargir ce propos. Une Russe et une Ukrainienne sont en train de terminer un reportage dont le thème est en fin de compte leur amitié. Et dont la difficulté, mais sans doute l’étape indispensable, était de l’écrire dans une tierce langue, le français, et pour un public de Français.

Ici, dans ce reportage sur les « Machines de l’Île », c’est encore une autre forme de « traduction » : un effort pour rendre accessible à un public un contenu, un univers, une situation auxquels il n’aurait sinon pas accès. Les trois étudiants de ce groupe n’avaient pas vraiment conscience au départ que le terme de « médiation culturelle » et tout ce qui va avec pouvaient poser problème à d’autres qu’eux. Ce sont des passionnés, des personnes dont le bagage intellectuel garantit un accès facile à ce type d’approche. Pendant toute la première période de leur travail, j’ai sans cesse insisté sur la nécessité de faire simple. Je leur ai demandé de se préparer à parler de médiation culturelle, puisque c’était le sujet, d’une façon telle que leur texte soit compréhensible par des personnes qui auraient arrêté leurs études avant le bac.

Leur mission était de retranscrire en langage courant une certaine phraséologie « socio-cul » qui se complait dans ses tics et ses méandres, inspirée au départ par le marketing (cibler, optimiser, créneaux, positionnement, offre…), puis ayant absorbé progressivement le vocabulaire du développement personnel et de la psychologie appliquée (temps d’échange ou de restitution, écoute, proposition, pistes, traces, questionnements, passeurs, nourrir un projet, donner du sens, créer du lien…)

Dans l’écriture journalistique, il s’agit toujours plus ou moins de traduire du français vers le français. Traduire d’un français particulier, qui peut être scientifique, professionnel, jargonnant, pédant même, vers un français « de base », accessible, simple, mais qui ne renonce ni à l’élégance ni au plaisir du texte.

Les conditions pour réaliser ce « tour de force » ? D’abord être concret. Savoir toujours quel personnage, objet ou action précis on met derrière un mot. Ensuite, être humble. Ne pas écrire pour se mettre en valeur, pour faire de grandes, ou de belles phrases. Accepter aussi de se soumettre à la critique d’un prof, d’un rédacteur en chef, ou d’un « maître » pour ceux qui ont la chance de se former dans une forme de compagnonnage (cf. le post sur Yves Agnès). Enfin, avoir les idées claires. Savoir où l’on veut aller et ce que l’on veut transmettre à son lecteur. L’angle est ici la pierre de touche.

Ces trois qualités sont présentes chez ces étudiants et dans leur reportage, jugez-en par vous-mêmes.

Pourtant, à propos de l’angle, il m’est arrivé lors de l’entretien d’évaluation une mésaventure un peu étrange. Après avoir donné la note et ajouté quelques compliments à ceux que j’avais déjà faits lors de précédentes conversations, j’ai exprimé mon sentiment que tout de même, l’angle n’était pas tout à fait apparent à la lecture, et je leur ai demandé s’ils pouvaient, maintenant, après coup, me le reformuler. Jérémy, l’air un peu surpris, m’a répondu sans la moindre hésitation : « C’est la théâtralité. L’angle, c’est la théâtralité. » Quelle bévue de ma part ! Le mot « théâtre » apparaît dans le titre. L’influence des techniques du théâtre est décrite tout au long. Et d’ailleurs les quelques lignes présentant le sujet et l’angle que j’avais demandées comportaient bien l’expression de « théâtralité des médiations ». La fatigue, sans doute, en cette fin d’une année éprouvante. Une chute soudaine, momentanée, de concentration. Un premier accès de « démence précoce », comme ma fille, médecin de son état, me le prédit…

J’ai été rassuré en comprenant, dans la discussion qui a suivi, qu’il y avait une raison à ma bévue. Certaines circonstances m’avaient fait renoncer à mener jusqu’au bout la critique du chapeau, tout d’abord. Nous avions discuté de la paille (la répétition du mot « machine ») et mon attention avait été détournée de la poutre : le chapeau n’annonce pas l’angle. C’est un défaut. Même chose pour les premiers paragraphes du reportage, qui amènent, certes, le thème du théâtre et de la référence au milieu du spectacle, mais sans marquer assez clairement selon moi la valeur donnée à ce thème.

Et l’expression elle-même de « théâtralité des médiations » : « théâtral » ne signifie pas seulement « relatif au théâtre ». Il peut aussi qualifier une expression ou un geste dotés d’une certaine emphase ou d’une exagération. Sans parler de Roland Barthes qui définissait en 1963, dans « Littérature et signification », la théâtralité comme une « polyphonie informationnelle », une « épaisseur de signes » bien plus riche que le texte, puisqu’elle lui ajoute les gestes, les mimiques, l’éclairage, le décor, etc.

L’expression « théâtralité des médiations » est ambiguë et inutilement complexe. Elle place côte à côte deux mots abstraits, l’un en « ité » et l’autre en « tion », qui obscurcissent la compréhension. Il suffisait de dire que les médiateurs, ceux qui présentent les machines devant le public, puisent une partie de leurs techniques dans le théâtre. Il est facile ensuite de préciser quelles sont ces techniques (ou certaines d’entre elles), jusqu’où va et où s’arrête l’influence du théâtre. On arrive ainsi aux 5 lignes que je réclame pour définir l’angle du reportage avant d’engager l’enquête de terrain et les interviews.

Cette année, un certain nombre d’étudiants se sont plaints que cette étape durait trop longtemps. Ils auraient voulu que le reportage, cet art du regard et de la rencontre, soit plus « mécanique », plus « scolaire », même. Ce sont souvent les mêmes, d’ailleurs, qui réclament plus de pratique, moins de « théorie ». Oui, mais un reportage qui ne prend pas le temps de la réflexion, cela ne marche pas. Et en plus, la réflexion, comme la pratique d’ailleurs, est un risque. On peut ne déboucher sur rien, on peut « se planter ». L’approche scolaire de la dissertation, par exemple, avec ses automatismes, fonctionne comme une garantie, un confort. On est sûr qu’on arrivera toujours à produire un résultat. Disons que le reportage est moins confortable… et plus proche de la réalité. Merci à ces étudiants de nous l’avoir si bien dépeinte, une fois surmonté le petit hiatus évoqué ci-dessus.

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