Ouverture de la pêche à la civelle – 1er décembre 2017 (indication du lieu supprimée)
Je n’aperçois d’abord que deux bateaux sur les eaux noires de la XX. Puis une barque qui disparaît furtivement derrière un rocher et semble vouloir se cacher. Deux autres bateaux. Une barque, la même sans doute, se dirige vers un cinquième bateau. Il ne manque que quelques minutes avant l’heure officielle de l’ouverture de la pêche à la civelle : 0 h 13. Personne sur le port. J’avais pensé naïvement que de membres des familles des pêcheurs seraient là et que l’ambiance serait quelque peu festive.
La pêche à la civelle est très réglementée. Elle peut démarrer 3 heures après la basse mer (mais obligatoirement après 18 heures) et doit s’interrompre une heure avant la suivante. Aujourd’hui, pour l’ouverture, c’est donc 0h13. C’est Yvan Bizeul qui m’a donné l’information. Mais lui n’ira pas pêcher cette nuit. « Il fait trop froid. Ce n’est pas bon pour la pêche. Je ne vais pas y aller pour 200 grammes. » Il est d’accord pour m’appeler lorsqu’il ira, pour que je l’accompagne. J’ai proposé de l’aider tout en expliquant que je ne suis pas très manuel, mais il me dit qu’il n’y a rien à faire. Le filet traîne dans l’eau sur le côté du bateau, aucune manœuvre n’est nécessaire.
L’homme de la barque est monté sur son bateau et allume une première, puis une seconde lumière. Les autres portent déjà chacun une lumière rouge et une verte. L’un a branché une sono avec de la musique classique, qui traverse le silence. Puis il l’éteint. Ils m’ont sans doute vu. Je suppose que mon portable, avec lequel je fais des photos, m’éclaire. Je suis seul sur le minuscule port de XX. Je me suis avancé sur le ponton en prenant garde de ne pas glisser sur les planches recouvertes de givre. Je ne sais pas si ma présence est appréciée. Ils pensent sans doute que je suis venu effectuer un contrôle pour le compte du Port, de la Préfecture ou que sais-je encore ? Il doit y avoir beaucoup d’argent en jeu. A Nantes et ailleurs, des braconniers se font prendre chaque année.
Minuit 12. L’un des bateaux met en marche son moteur et commence à avancer lentement en direction du barrage. Si je n’avais pas été là, ils seraient peut-être partis encore un peu plus tôt. Les autres démarrent aussi et partent dans la direction opposée. Je n’aperçois que faiblement les formes humaines. Je crains que mes photos ne soient pas de très bonne qualité. Les vidéos seront peut-être plus nettes. Je n’aperçois qu’un seul individu par bateau. Tous se sont maintenant rapprochés du barrage. Je me dis que je les verrai mieux en allant moi-même sur le barrage.
Je reprends la voiture. J’en aperçois une autre un peu plus haut que je n’avais pas remarquée en arrivant. Je ne remets mes phares qu’après avoir démarré. Je surjoue peut-être un peu l’ambiance polar de cette nuit silencieuse. Je pars en direction du barrage. Le bar est encore ouvert. Il me paraît glauque. Je vais jusqu’au rond-point et fais demi-tour. Sur le parking, deux camping-cars, et peu de visibilité en direction de la rivière. Je repars vers un autre parking que j’ai aperçu dans l’autre direction. Effectivement, la vue est meilleure. Je traverse une surface d’herbe. Quelques voitures, des camions, passent sur la route et traversent le barrage. Je connais mal cet endroit où je ne suis venu que 3 ou 4 fois.
Je fais des photos entre les barreaux d’une clôture. Tout est très silencieux. Je ne sais pas s’ils m’ont aperçu, j’ai à nouveau éteint les phares avant de m’arrêter, comme par réflexe. Si l’un d’eux m’interpelle, j’expliquerai que je suis correspondant de XX. Le son de nos voix à 20 mètres de distance rompra le silence. La relation qui s’établira sera soit amicale, soit hostile. Ma venue cette nuit dans ce lieu prendra son sens. Mais non, rien ne se passe.
Si ! Soudain, les cinq bateaux se sont mis en cercle et commencent à tourner. Ils effectuent une ronde nocturne. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces hommes solitaires, que j’imagine bourrus, à l’image d’Yvan qui a accepté de m’inviter comme il aurait pu refuser, selon son humeur ou des raisons que j’ignore, ces hommes solitaires ont décidé de s’accorder, de tourner ensemble comme pour un ballet. Leur cercle n’est pas très beau. Ce ne sont pas des esthètes. Mais ils continuent à tourner. Ma première réaction est d’imaginer qu’ils le font pour moi, peut-être pour se moquer. Ou bien qu’ils ont détecté un banc de civelles et l’encerclent en considérant que la coopération leur rapportera plus que le chacun-pour-soi. Je filme. Je repars.
Je n’ai rien vu cette nuit. Pour voir, il faut parler. J’ai observé ces hommes à distance, à la distance que m’impose mon statut de néophyte. Ce que je sais de ces civelles qui ont traversé l’Atlantique pour venir ici remonter les cours d’eau, je l’ai lu sur Wikipedia. J’aime le folklore un peu mystérieux qui entoure cette pêche. J’ai mangé et aimé en Espagne les plats de civelles frites que l’on dédaigne maintenant en France. J’ai aimé une femme qui chapeautait à l’époque le restaurant « La Civelle » à Trentemoult. Tout cela n’a guère de sens, si ce n’est de l’écrire. Le sens viendra peut-être avec le temps. Je vais patienter. Yvan m’appellera dans 3 jours ou dans 3 semaines. Je ferai connaissance avec ces pêcheurs que j’ai épiés cette nuit de loin. La première adjointe de la Mairie de XX m’a dit que ce serait plus intéressant de faire mon reportage quelques semaines après l’ouverture, afin d’effectuer un bilan sur l’état de ressources en civelles sur la situation économique de la pêche et sur les ventes en Espagne, au Japon ou en Russie. Le directeur du Port m’a dit pour sa part hier au téléphone que cela vaudrait plus le coup vers la mi-janvier, lorsqu’il y aura plus de pêcheurs.
Je ne vais pas proposer ce « reportage » à XX. Ce n’en est pas un et mes photos sont floues. Ils n’en voudraient pas. Je n’ai rien vu. Je vais vous le proposer à vous, lecteurs de ce blog. Ce n’est pas grand chose. Juste une petite réflexion sur ce que c’est qu’un reportage et sur ce qu’on voit ou qu’on ne voit pas, d’un point de vue qui me donne beaucoup de satisfactions actuellement, celui d’un correspondant d’hebdomadaire local, peu considéré et mal payé…
Toujours est-il que je suis de plus en plus tenté, dans les 3 ou 4 articles que j’écris chaque semaine, d’utiliser la marge réelle qui existe, à l’insu, certainement, de la rédaction en chef et de ma journaliste référente, pour expérimenter des formes moins classiques de traitement de mes sujets.
Quant à vous, je vous souhaite bonne chance pour faire votre trou dans cette université en crise et au-delà. Je suis attentivement ce qui se passe en ce moment au Château du Tertre, ainsi qu’au département LEA dont la direction a démissionné.