Pourquoi les JT laissent-ils les gens indifférents ?

Lorsque j’enseignais encore, j’exposais souvent la différence entre reportages événementiels et non événementiels : les premiers s’accordent au caractère ponctuel de l’événement traité, tandis que les seconds s’inscrivent dans la durée, ils décrivent des « situations » qui peuvent demeurer stables sur plusieurs années.

Les situations ordinaires plutôt que les événements

Cela correspond à une pratique très installée dans les journaux télévisés autant que dans la presse écrite. Dans mon travail de correspondant local par exemple, il n’y a que peu d’événements au sens strict à couvrir (accidents, sauvetages en mer, décisions votées en conseil municipal, ouverture de commerces…), et on m’a expliqué que je devais plutôt débusquer des personnes intéressantes pour en faire des portraits, ou présenter les activités d’associations, de clubs sportifs, etc. Même les spectacles musicaux ou de théâtre relèvent plutôt du non événementiel dans la mesure où mon hebdo préfère traiter les « annonces » que les « retours », et où je suis conduit, par exemple, à aller rencontrer les acteurs non pas au moment des représentations, mais pendant leurs répétitions.

La couverture croissante de sujets non événementiels remonte en France aux années 1960-70 et elle inscrit la pratique journalistique dans un contexte plus global où l’on voit les historiens s’intéresser au temps long, à la durée, plutôt qu’aux événements militaires ou économiques qui rythmaient les récits de l’histoire positiviste. C’est, plus largement, le courant global des sciences sociales de l’époque qui entraîne dans son sillage les pratiques du journalisme. Partout, l’accent est mis désormais sur les anonymes plus que sur les personnages « marquants », et sur le quotidien parfois (pas toujours) banal plutôt que sur les événements exceptionnels. L’ordinaire prend le pas sur l’extraordinaire.

Ces évolutions sont contemporaines de l’introduction de la notion d’angle, qui ouvre la voie à des questionnements plus élaborés que le simple « que s’est-il passé ? » qui préludait au compte rendu d’un événement. A cet égard, il est frappant d’observer que de nos jours, pratiquement tous les sujets d’un JT sont introduits par une question. On aborde un sujet en essayant de le « comprendre » et cela rejoint les excellentes analyses menées en 1982 par Hervé Brusini et Francis James dans « Voir la vérité », à propos du journalisme d’examen et du journalisme d’enquête.

L’une des multiples raisons de cette évolution tient au caractère de plus en plus complexe de l’environnement dans lequel nous vivons, où le simple récit des faits ne nous éclaire plus s’il n’est pas accompagné par un travail d’approfondissement, de compréhension, voire de pédagogie. Aux Etats-Unis, le tournant du « Interpretive Journalism » remonte déjà aux années 1950.

Le divorce entre les journalistes et les spectateurs

Cette évolution logique (et positive en fin de compte) est cependant l’une des causes du profond divorce entre les journalistes et les téléspectateurs, si je restreins mon propos au domaine de la télévision. Les chiffres sur la perte de confiance dans les journaux télévisés sont édifiants et je n’y reviens pas. Les gens regardent les informations avec une attente qui est de savoir ce qu’il se passe autour d’eux et dans le monde, et le cas échéant d’obtenir quelques explications si les faits sont complexes : par exemple Donald Trump est-il dangereux ? La situation économique est-elle vraiment en train de s’améliorer ? Les signes du réchauffement climatique vont-ils continuer à s’aggraver ? Que deviendront les habitants de la ZAD si le projet d’aéroport à Notre Dame des Landes est finalement abandonné ? …

Les JT, pour leur part, consacrent environ la moitié de leurs sujets à des situations non événementielles, telles que la fabrication du roquefort, la présentation d’un boulanger ou la description d’un village de Provence. Les journalistes ont beau enrober ces sujets d’effets de style pour tenter de convaincre de leur importance et de leur originalité, les téléspectateurs ont l’impression de ne rien apprendre, ils subissent ces présentations qui ne correspondent à aucune attente de leur part. Les informations télévisées manquent de « cadrage », elles relèvent d’un genre qui n’est ni clairement de l’information, ni du documentaire, ni du divertissement. Le choix des sujets parait parfois relever de l’arbitraire plutôt que d’une hiérarchie de l’information. Evidemment, tout cela varie selon les chaines, selon les éditions et selon les rédactions. Un journal de France 3 à 12h30 comportera une quantité beaucoup plus importante de sujets non événementiels que celui d’Arte à 19h45.

Les JT du 24 décembre 2017

Afin de poursuivre cette analyse tout en lui conservant son caractère concret, je vais prendre un exemple : j’écris ces lignes en partie un 24 décembre et j’ai regardé aujourd’hui 2 journaux télévisés, ceux de 13 h et de 20 h de la chaîne France 2. J’ai bien conscience du caractère spécifique de journaux diffusés une veille de Noël, et du fait que pour les journalistes eux-mêmes, cette date implique des contraintes et des obligations, que beaucoup de sujets sont des marronniers. Cependant, il me semble qu’un journal diffusé à une telle date n’a pas de différence de nature par rapport à un autre. Les journalistes font juste un peu plus ce qu’ils font le reste du temps : on ne peut pas dire qu’il fasse « autre chose ».

Prenons la liste des contenus telle qu’elle est fournie sur le site internet de France Télévisions. Le journal de 13 h est présenté par Leïla Kaddour. Il ouvre sur un bilan des marchés de Noël, puis enchaîne sur un duplex à propos des plats les plus vendus pour le réveillon. Suit un reportage sur les réveillons solidaires organisés par des associations, et un autre sur la sécurité autour des lieux de culte. Après ces 4 sujets non événementiels, tous centrés sur Noël, on aborde un premier sujet événementiel, l’abattage de 1400 canards dans les Landes suite à un soupçon de grippe aviaire, puis un deuxième sur un projet de suppressions de postes chez Pimkie, évidemment introduit par une référence au « cadeau de Noël amer pour les salariés ». Vient ensuite un très long (la longueur respective des différents sujets de ce JT serait à prendre en compte) sujet sur les personnalités préférées des Français, Jean-Jacques Goldman en tête, dont on insiste pour rappeler qu’il n’est plus apparu en public depuis 15 ans… Les trois derniers sujets sont la météo (des fêtes, évidemment !), un village des Alpes-Maritimes comptant 450 crèches et la sortie d’une pièce de théâtre à succès.

Comme on l’observe facilement, les sujets événementiels ne sont qu’une minorité, et ce caractère événementiel ou non croise d’une part le lien des sujets avec les fêtes de Noël, et d’autre part la question de la hiérarchie de l’information. Une seule véritable info dans ce JT, celle sur Pimkie : c’est peu, c’est même navrant. Un sujet comme celui sur la grippe aviaire, sans parler de celui sur la personnalité préférée des Français, amène à s’interroger sur les critères de choix de la rédaction, alors que ni la tempête aux Philippines qui a fait des centaines de morts, ni les tensions en Israël depuis le choix de Jérusalem comme siège de l’ambassade américaine, ni les nouveaux chiffres de la répression de Tian An Men en 1989 révélés par les archives britanniques ne sont abordés. Les sujets de fin de journal ne cherchent pas à rééquilibrer les choix imposés, peut-être, en début de journal par les fêtes de Noël. Ils donnent l’impression que l’on « sacrifie » l’idée même d’information, que l’on brûle sur un bûcher tous les sujets qui auraient pu constituer une actualité, puisqu’il semble entendu qu’il n’y a par définition pas d’actualité un 24 décembre, en dehors de Noël.

Ces sujets seront tout de même abordés dans le journal de 20 h, un peu plus équilibré, présenté par Thomas Sotto. Mais rien en revanche sur les migrants, dont la situation empire tout en suscitant des soutiens croissants. Il faudra une intervention du Pape le lendemain pour ramener le sujet dans l’actualité.

Toutefois, ce 20 h nous réserve quelques surprises. D’abord son sujet d’ouverture : à Chamrousse, des télécabines sont tombées en panne, et il a fallu mobiliser des moyens lourds pour sécuriser et évacuer quelques dizaines de personnes. Le reportage nous montre des jeunes et des moins jeunes tous hilares et ravis de l’expérience qu’ils viennent de vivre. Le présentateur est obligé, contre toute évidence, de dramatiser un minimum la situation, dont la newsworthiness ne repose que sur le caractère spectaculaire du sauvetage : « Quelle frayeur, quand même, pour ces skieurs ! » C’est tout simplement un ratage, une erreur de jugement conduisant à envoyer une équipe sur place, à réserver l’ouverture du journal, puis à se rattraper aux branches face à une actualité qui ne tient pas ses promesses…

Mais le pire est encore à venir. Aux trois-quarts du journal, un sujet est introduit sans aucune justification de sa pertinence, ni par rapport à l’actualité, ni par rapport aux fêtes de Noël. Thomas Sotto qui semble ne pas avoir regardé le reportage sur Tian An Men, lance : « Allez ! Un cadeau pour les yeux à présent ! On va partir tout de suite pour l’archipel des Mille Iles, c’est pas facile à dire, mais ça vaut le détour, mille îles minuscules situées sur le fleuve Saint-Laurent, entre les Etats-Unis et le Canada, où nous emmènent, donc, Agnès Maramian et Régis Massini. » Et nous voilà partis pour 3 minutes – oui, 3 minutes ! – de documentaire touristique. Il en faut, du savoir-faire, pour maintenir l’attention des spectateurs, devant un sujet que personne n’a demandé et que rien ne justifie. Un fond de tiroir ? Oui, mais un fond de tiroir, cela sert pour les moments où l’on manque de matière et où il faut faire du remplissage. Ici, ce n’est guère le cas. Ce journal, décidément, erre sans suite logique, il n’a ni queue, ni tête, entre son ouverture sur l’accident peu convaincant du téléphérique et ces 3 minutes de tourisme au Canada. Le pire, c’est peut-être ce « Allez ! » lancé par le présentateur. Ce savoir-faire devenu un tic de langage purement mécanique, sans but et sans justification, qui le rabaisse, le transforme en une sorte de pantin, et qui galvaude sa relation avec les téléspectateurs qui constitue pourtant l’essentiel de son savoir-faire. Animateur plutôt que journaliste ! A quand un BAFA option présentateur de JT ?

La newsworthiness

Ce dernier exemple est suffisamment significatif pour nous faire mettre le doigt sur le problème que posent les sujets non événementiels. Ce sujet que le présentateur renonce à réellement introduire, à justifier, ce sujet est tout simplement arbitraire, au sens où la linguistique, plus que les sciences politiques, utilise ce terme. « L’arbitraire du signe », c’est son caractère « non motivé ». Le sujet de JT, comme le signifiant, est là sans que l’on sache pourquoi. C’est la conséquence des automatismes, du laisser-aller, du renoncement, de la paresse. On a fait réaliser ce reportage, pourquoi au fait ? Plus personne ne s’en souvient… Machin se vexerait si on ne le passait pas. Le soir de Noël, le journal n’a plus tellement de consistance. Les Mille Iles n’ont pas grand chose à voir avec Noël ? Justement. C’est le moment de brader, personne n’est trop regardant ce soir. Mis à part les spectateurs qui regardent ce JT, bien sûr, mais ce n’est pas d’eux que l’on parle – Ah bon !? –

Un sujet non événementiel, c’est donc devenu un sujet sans justification et qui ne cherche même plus à se justifier. Ah, si ! Par les spectateurs, en prétendant les intéresser par son caractère spectaculaire, inhabituel, surprenant, enfin vous connaissez ! Ce sont les critères de la newsworthiness. Dommage tout de même, puisqu’au départ, les sujets de vie quotidienne étaient supposés apporter un approfondissement, une mise en perspective par rapport à l’écume trop facile des sujets événementiels. C’est dans l’ordinaire, le concret, le quotidien, dans la vie des gens anonymes, que bat le rythme d’une société. Nous voici revenus à notre question de départ. Oui, il y a de bonnes raisons de couvrir des sujets non événementiels, mais ces raisons, on les a oubliées.

Pourquoi les a-t-on oubliées ? Peut-être parce qu’on ne réfléchit pas beaucoup, malheureusement, quand on exerce le métier de journaliste. On applique des « routines ». Le professionnalisme, la valeur ultime à laquelle on se raccroche pour éviter les moments de doute, est constitué de milliers d’automatismes, acquis, transmis, imposés, et en fin de compte incorporés, digérés. A travers la pratique. Mais aussi, il faut bien le dire, à travers la formation initiale dans les écoles de journalisme. On demande aux élèves d’acquérir les réflexes qui feront d’eux des professionnels. Qu’est-ce qui fait la valeur d’un sujet non événementiel ? Sa newsworthiness, liste de critères apprise, oubliée, devenue réflexe conditionné. Mais cette newsworthiness a-t-elle évolué dans l’histoire, et évoluera-t-elle encore ? Les sujets non événementiels sont-ils apparus à un moment donné dans l’histoire du journalisme, ou bien ont-ils toujours été là ? Il suffit de poser la question pour saisir l’évidence béante de la réponse. Non, ils n’ont pas toujours été là. Ils sont relatifs, conjoncturels. Motivés ! Ils résultent de choix. Cela, personne ne l’enseigne aux étudiants en journalisme et c’est cela qui change tout. Le parent pauvre de leur formation, c’est une « histoire des pratiques » qui permettrait de mettre en perspective les techniques d’aujourd’hui, de leur donner sens et relativité.

 

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Il m’est douloureux d’écrire ces lignes. Je me suis passionné pour ces questions depuis 35 ans. J’ai projeté d’écrire un livre qui aurait fait partie de la bibliographie des écoles de journalisme. J’ai déjà écrit dans ce blog que j’ai failli. Je dispose maintenant des réponses qui m’ont échappé pendant toutes ces années. Je sais aujourd’hui quel rapport la notion d’angle entretient avec la sociologie de Max Weber. Je pourrais aussi écrire, enfin !, l’histoire des techniques de lisibilité dans la presse américaine dans la deuxième moitié du 20e siècle. C’est venu petit à petit, avec l’âge, avec une confiance en moi acquise sur le tard, avec le goût d’écrire surgi comme une révélation. J’étais tout près, il y a 25 ans à peu près, de formuler ce que j’esquisse aujourd’hui dans cet article. Avec Denis Ruellan, nous avons cosigné en 1993 un texte pour la revue Réseaux : « Technicité intellectuelle et professionnalisme des journalistes ». Denis était pressé, comme toujours. Je réfléchissais, entre mes heures de cours, sur Max Weber, sur la notion d’angle. Il me fallait du temps. Je lui ai prêté mes livres sur la théorie de l’histoire. Il m’a donné les notes de son entretien avec Marc Kravetz sur la guerre au Liban. Et d’autres documents encore. Denis a publié sa thèse. Il parlait de l’angle comme d’une approche mosaïque de la réalité. J’en parlais comme d’une approche cubiste. Plus tard, Francis James m’a parlé du contexte du New Journalism américain et de ses répercussions en France dans les années 1960-70. Tellement juste. Que faire maintenant ? J’ai tellement de choses à écrire.

Et rattrape-t-on jamais le temps passé ?

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