Me voici désormais à la retraite depuis le 1er octobre. 4 jours ! Je ne sais pas combien de temps encore l’université de Nantes me laissera gérer ce blog. Pour ma part, je tiens à préciser que j’ai déjà tourné la page, que j’habite depuis juillet un lieu délicieux en bord de mer et de rivière, et que mes activités se recentrent maintenant sur la musique et l’écriture.
Je ne sais pas si j’écrirai encore, dans ce blog ou ailleurs, au sujet des techniques de reportage. Je travaille actuellement sur un projet de roman policier qui aura pour cadre et pour thème l’université. Et en attendant, j’ai eu l’idée de mettre par écrit une quinzaine d’épisodes de ma carrière universitaire, qui aideront peut-être certains à mieux comprendre la nature bien particulière de notre métier d’enseignants-chercheurs et les transformations qui ont affecté l’université ces 20 ou 30 dernières années. Ces épisodes seront variés : il sera question d’un appareil de cuisson qui explose dans le hall de la fac, d’un article impossible à écrire qui m’a coûté des mois d’un combat acharné, de recherche, de cinéma, de journalisme, mais aussi de la pratique quotidienne d’un prof de fac…
Affronter un amphi comme une mer démontée (1984)
En 1984, âgé de 30 ans, je suis arrivé au département Infocom de l’université de Rennes II sur un poste précaire d’« assistant associé ». Durant trois années, je n’ai pas su d’une année sur l’autre si je serais renouvelé et j’ai commencé les cours sans être payé, mon premier salaire étant versé en janvier. Je portais alors souvent une sorte de veste blanche qui s’enfilait par la tête et qui avait une fâcheuse tendance à attirer et à retenir la crasse. Sans salaire, impossible d’acheter une nouvelle veste qui me redonnerait un peu de confiance en moi. Il fallait bien manger et payer mon loyer. J’allais donc, affublé de cette veste dont je ne parvenais à me souvenir ni où, ni quand, ni pour quelle raison j’avais bien pu faire l’acquisition.
Mes premiers cours de l’année n’étaient ni bons ni mauvais. Je peux juste dire que ces cours à la rémunération différée, je les ai payés en heures de sommeil. Pour deux heures de cours, j’écrivais 25 pages de notes. Inutile de souligner ce que cela implique de « tunnels », de ces moments où l’on regarde ses notes en se demandant ce qu’on a bien voulu dire en les écrivant. C’est par crainte de ces situations que j’ai longtemps transformé la rédaction de mes notes de cours en une expérience angoissante que je repoussais à toujours plus tard, tellement leur enjeu me paraissait énorme. Pourtant, c’est dans ma première promotion d’étudiants que je craignais tant de décevoir, que j’ai connu Denis, Thérèse ou Béatrice qui m’ont conservé leur amitié durant de longues années. Denis, un jour, à l’intercours, m’avait dit : « Tu sais (on se tutoyait à l’époque entre profs et étudiants), ça râle parmi les étudiants. On est largués. On ne comprend rien à ton cours. » « Ah bon !? » « Oui, tu as parlé de valeur d’usage et de valeur d’échange en disant que tout le monde connaissait déjà et que ce n’était pas la peine de réexpliquer… » C’était vrai, j’étais passé par le marxisme et je pensais que la culture que j’avais acquise en lisant ‘Le Capital’ de la première à la dernière page était plus ou moins partagée par tout le monde.
Restaient encore à aborder les cours en amphi. La première fois, j’ai terminé la préparation à 6 heures du matin. Le cours avait lieu à 8 heures. J’avais dormi une heure. Je devais retracer l’histoire des radios libres. J’ai eu l’impression d’un long voyage en bateau. Je savais d’où et quand je partais, mais j’ignorais où et en quel état j’arriverais trois heures plus tard. Les 150 ou 200 étudiants qui me faisaient face sur les travées de l’amphi ressemblaient à une mer agitée d’où surgissait parfois, comme un bref reflet ou un morceau d’écume, le visage d’un étudiant qui m’interrogeait ou réagissait à mes propos. Je localisais avec effort la source de l’intervention, répondais, puis reprenais le cours de mon exposé, comme un navigateur s’efforce de garder le cap face aux flots démontés. Tant de visages ! Tellement d’yeux qui m’observaient ! Des cerveaux, des vies, des personnes qui étaient peut-être sorties la veille au soir, qui auraient aimé prolonger leur nuit, et à qui mon rôle, mon métier bien improbable, était de transmettre des connaissances, ce qui supposait de les y intéresser pour éviter qu’ils baillent et laissent retomber leurs paupières trop lourdes. J’apprendrais plus tard que l’université est le lieu d’un ennui sans fond. Que certains étudiants commencent à bailler avant même que le professeur ait prononcé une parole, persuadés déjà qu’il va les ennuyer. Et, plus encore, prêts à accepter cet ennui comme une « servitude volontaire ». Le seul qui n’est pas volontaire, c’est précisément le prof, celui du moins qui ne se résout pas à susciter ces bâillements et cet ennui !
Il m’a fallu subir l’assaut de ces vagues (ou parfois leur inertie) avant d’apprendre à jouer avec elles comme un surfeur. Oui, c’est vrai que la confrontation avec un amphi est grisante, que le cerveau fonctionne alors en accéléré, que des idées inédites s’y bousculent que l’on peinera à reconstituer une fois retrouvé l’état « normal ». Comme l’addition de gouttes d’eau fait la vague, la masse d’un groupe de deux cents étudiants s’unifie, fait corps, hostile parfois, exigeante, blasée, ou bien miraculeusement complice. C’est ce que Gustave Le Bon appelait une « foule » : le mot de « masse » n’est pas le bon. La foule est irrationnelle, dangereuse parfois, la masse est inerte.
Il faut des qualités bien particulières pour affronter la « foule » d’un amphi, et le plus étonnant est que dans l’urgence, et avec au ventre la peur d’échouer, on finit bien par apprendre à la « gérer ». Je voulais être chercheur, je suis devenu tribun. J’étais timide, je suis devenu amuseur. Etrange métier. Etrange profession que celle de professeur.
En mai dernier, j’ai fait mon dernier cours en amphi. Je « leur » ai parlé ce jour-là à nouveau de servitude volontaire, je leur ai dit que s’ils décidaient de sortir de mon cours pour aller boire un café, je n’aurais aucun moyen de les en empêcher. « Ils » n’ont guère réagi. C’était un cours sur le cinéma hispanique. J’ai eu l’idée de conclure en passant un extrait de film assez fort, celui de l’interrogatoire du suspect dans ‘El secreto de sus ojos’. Une jeune prof est apparue en haut de l’amphi, me disant que j’avais dépassé mon horaire et qu’il était temps que je libère l’amphi. Je lui ai répondu avec quelque emphase : « Madame, c’est le dernier cours en amphi de ma carrière. Vous voudrez bien me laisser 2 ou 3 minutes pour conclure. » Elle s’est éclipsée et j’ai achevé ce cours devant des étudiants qui venaient ainsi d’apprendre que je prenais ma retraite. Nous sommes ensuite restés discuter dans le hall de la fac.
Merci !
Retraite bien méritée…
Carpe Diem ! Cueille dès aujourd’hui n’attends pas à demain ! Horace
Continue à faire tout ce que tu aimes…. pour vivre tes rêves et non rêver ta vie…