5 – Le journal « ESU Messenger » (1990)

En septembre 1990, Pierre Yvard, doyen de la faculté des Lettres, organise une université d’été européenne (European Summer University, ESU) consacrée aux questions de la « citoyenneté européenne ». Elle doit accueillir une centaine de représentants de tous les pays qui constituent alors l’Union Européenne, dont les derniers venus, Espagnols, Portugais et Grecs. J’aime bien Pierre. Je me souviens toujours de lui, répondant « Entrez ! » d’une voix chevrotante, lorsqu’un étudiant déguisé en détective frappe à la porte de son bureau pour enquêter sur le programme Erasmus, dans le cadre d’un film que nous avions réalisé. Je me souviens aussi des Rencontres Littéraires qu’il avait organisées avec des écrivains irlandais, écossais, gallois et anglais.

Il me confie le redoutable honneur d’assurer la communication de cette université d’été. Après quelques réflexions, je lui propose de créer un journal quotidien pour une semaine, la durée de l’événement. « ESU Messenger » comptera 4 pages illustrées, imprimées durant la nuit à la fac des Sciences. Il apportera chaque matin aux congressistes des informations pratiques, des interviews, un reflet de leur communauté éphémère. Particularité : il sera bilingue français-anglais, avec de courts textes en allemand et en italien. Enfin, bilingue n’est pas le mot : à part l’éditorial de Pierre Yvard, aucun texte ne sera traduit intégralement, il sera résumé ou même complété dans l’autre langue.

Vous imaginez que pour être opérationnel et réactif le moment venu, il faut un minimum de préparation. Je conçois donc les rubriques, le style des textes et des illustrations, et réunis une équipe d’étudiants, dont deux élèves des Beaux-Arts pour la maquette qui se fait alors avec du papier, des ciseaux, une règle et de la colle, car la PAO n’existait pas encore.

Le premier matin, je participe à la séance inaugurale. Comme toujours, j’étais un peu intimidé, mais j’apercevais au deuxième rang une de mes étudiantes qui me faisait des signes d’encouragement. De tels témoignages sont précieux : je le dis à tous ceux qui craignent d’en faire trop, de se faire remarquer. Je fais donc une présentation en français, puis me tourne vers Pierre pour la traduction en anglais. Il me fait un signe qui signifie plus ou moins que je peux enchaîner moi-même. D’abord hésitant, je m’exécute, en ravalant ma fierté, car je sais que l’anglais n’est pas ma meilleure langue. Là aussi, il y a des enseignements à tirer. Combien de réunions où les collègues deviennent soudain muets lorsque la langue de travail est l’anglais, combien de sourires en coin ou de regards condescendants ! Dans une université, il y a des spécialistes de tout. Est-ce parce qu’un économiste est présent que personne d’autre n’est en droit de parler d’économie ? Est-ce parce qu’il y a des spécialistes de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol que les autres doivent renoncer à s’exprimer ? L’université ne devrait pas être « scolaire »… Un prof d’université n’a pas vocation, comme un prof de collège, à corriger des « fautes ». Il devrait montrer qu’une langue ne se réduit pas à des conjugaisons et des déclinaisons. Il devrait parler de ses pratiques et de ses usages (y compris déviants), ou de cette logique qui a fait de l’anglais un « globish », dont la pauvreté rejaillit sur le traitement des contenus abordés. Merci en tous cas à Pierre pour sa simplicité et sa tolérance, qui ne sont pas les moindres de ses qualités !

Puis nous nous mettons au travail. Interviews, photos, rédaction, mise en page. Pierre a donné son édito en anglais et français. Il me dit de couper comme bon me semblera pour l’adapter à nos impératifs de place et ne veut même pas contrôler ce que nous en ferons.

Le soir, les imprimeurs nous attendent à la fac des Sciences. Problème : toutes les issues sont fermées… Il ne nous reste qu’à escalader le mur, en prenant soin de ne pas abîmer les maquettes. Arrivés à l’imprimerie, il nous apparaît assez clairement que ceux qui ont accepté de travailler ainsi de nuit y trouvaient un intérêt bien spécifique : leurs sourires ne trompent pas. Ils se sont portés volontaires pour saisir l’occasion de se retrouver le soir entre eux, sans leurs femmes, et surtout avec un provision de bouteilles. Je ne devrais pas le dire, mais 25 ans après, il y a prescription. Contraints et forcés, nous leur confions nos maquettes. Après une courte nuit, je suis sur le pont le matin pour distribuer les journaux à nos congressistes. Ils ont la gentillesse de ne pas trop attirer notre attention sur les photos de travers et, plus grave encore, encadrées par d’épaisses bordures noires qui font penser à des faire-part de décès !!

Néanmoins, nous prenons notre rythme de croisière. Les numéros suivants sont beaucoup plus présentables. ESU Messenger fonctionne comme un média, qui donne de la valeur aux personnes et aux sujets abordés. Cela se ressent surtout dans le dernier numéro, où j’ai voulu que toutes les photos montrent des personnes en train de rire… Un repas clôture cette semaine de travail. Chaque nationalité chante dans sa langue. Même les Français, à qui cela coûte plus qu’à d’autres. Présomptueux, je m’assois à une table d’Irlandais avant de constater que leurs plaisanteries et leurs jeux de mots m’échappent presque totalement. Pour finir, je marche sur le pied d’une Italienne à qui je fais certainement très mal, mais qui a la très grande élégance de masquer sa douleur. Ceci pour dire qu’à l’issue d’une réalisation de ce type, on n’est pas toujours content de soi…

2 thoughts on “5 – Le journal « ESU Messenger » (1990)

  1. Cher Pierre,
    Merci pour ton message. Cela me fait réellement plaisir d’avoir de tes nouvelles et de constater que nous partageons le goût de l’écriture et celui des biographies et des autobiographies. Je viens de relire ce texte sur ESU Messenger. Il a quelques défauts et il faudrait que je le retravaille un peu. En tous cas, il parle de toi avec une admiration et une sympathie qu’il aurait été absurde de masquer.
    Porte-toi bien et à un de ces jours j’espère,
    Gérard

  2. C’est la première fois que je découvre ton blog et ton article sur le travail que l’on a fait ensemble lors de l’Université européenne à Nantes. Je vois que tu es toujours actif pour réagir aux infos dans notre monde d’aujourd’hui.
    J’habite Nantes maintenant et les années passent. Enfants et petits-enfants nous rappellent que nous appartenons à la génération des « anciens » ( le mot « vieux » n’est plus de mise ! )
    J’ai écrit un livre sur mes origines publié aux Editions du Petit Pavé: « Mémoire paysanne du Maine, histoire d’une famille sarthoise, 1451-1968 ». A part cela, je fais partie d’un groupe qui se réunit chaque mois pour évoquer les questions qui se posent lorsque l’on écrit un journal ou une autobiographie. Nous sommes membres de L’Association Pour l’Autobiographie ( APA ) dirigée par Philippe Lejeune.
    Voila donc où j’en suis après 21 ans d’une retraite que j’espère méritée.
    Amitiés.
    Pierre.

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