On s’interroge à juste titre sur la capacité de l’université à transmettre non seulement des savoirs, mais aussi des savoir-faire. Or, ce dont un jeune diplômé aura besoin en occupant un premier poste comme salarié ou comme stagiaire, c’est bien d’une capacité à observer, analyser, décider, agir et interagir d’une façon adaptée face à la spécificité de chaque situation rencontrée.
Voici un tout petit exemple de « recadrage » dans le contexte d’un suivi de reportage. J’ai eu envie de le raconter, car il offre un assez bon aperçu de ce qu’est une pédagogie orientée vers les savoir-faire.
Trois de mes étudiants de licence 3 LEA préparent un reportage sur le séjour linguistique d’un groupe de 11 Japonais qui arriveront d’ici peu à Nantes. Mes trois étudiants sont passionnés par le Japon, ils y ont passé leur année de licence 2 à l’université de Niigata et ils envisagent d’y retourner pour sans doute s’y établir. Nous avons déjà eu une première conversation sur leur thème de reportage. Cette fois-ci, ils m’ont préparé une fiche indiquant avec beaucoup de précision les étapes à venir et les personnes qu’ils comptent interviewer. Néanmoins, je tique sur la définition qu’ils donnent de l’angle de leur reportage : « quel est le point de vue des Français et des Japonais à propos de leur séjour ? » D’abord, la comparaison entre deux catégories s’accorde mal avec le principe de cohérence d’un reportage autour d’un fil conducteur qui est par définition unique. Mais surtout, son caractère trop général conduira plutôt vers un format de type dossier que vers un vrai reportage, précis, spécifique et intéressé par la dimension humaine.
Un angle paradoxal
Je me remémore progressivement ce que nous nous étions dit lors de la conversation précédente. Les étudiants en japonais (ils sont 250 en LEA à Nantes dans cette filière sur le point de disparaître…), tout comme dans d’autres langues, ne parviennent que très peu à pratiquer les langues qu’ils étudient, alors que les occasions seraient nombreuses sur le campus. Je me suis déjà plusieurs fois exprimé sur ce sujet : le comportement « paradoxal » des étudiants français est dû à leur peur de déranger, leur crainte du ridicule, le cercle vicieux du manque de pratique qui empêche de saisir les occasions de pratiquer, et puis, il faut bien le dire, leur individualisme, leur paresse, leur manque de curiosité, leur défaut d’ouverture aux autres. La question qui se pose est celle de savoir si certaines situations, telles que l’accueil d’étudiants japonais de leur âge, sont susceptibles d’aider les étudiants français à « franchir le pas », à surmonter leur crainte de parler, même mal – est-ce si grave, en fin de compte ? -, la langue qu’ils étudient.
Je reprends donc la question avec mes trois étudiants en mettant l’accent sur le paradoxe d’un reportage dont le sujet est le séjour à Nantes d’un groupe de Japonais, mais dont l’angle concerne non pas, ou très peu, ces étudiants japonais, mais la capacité ou non des étudiants français à les accueillir et à engager le contact avec eux. Plus les définitions sont claires et mieux l’enquête sera menée, et le paradoxe est à cet égard un outil dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Les trois étudiants approuvent, et précisent que cette année, contrairement à l’expérience d’il y a deux ans, il n’a pas été possible de trouver des familles en s’adressant aux étudiants en LEA : les Japonais logeront donc tous dans des familles extérieures. C’est bien un premier signe du manque d’intérêt des étudiants français pour leurs homologues japonais. Cependant, il faut bien insister sur le fait que tout l’intérêt du reportage résidera dans sa capacité à nuancer le propos et à observer dans le détail des comportements qui ne répondent pas tous, bien heureusement, à une généralité. Par ailleurs, je leur fais remarquer que leur présence en elle-même a de fortes chances de modifier la situation qu’ils vont observer, car leur pratique et leur niveau en japonais conduiront certainement les organisateurs à compter sur eux pour jouer les médiateurs ou les interprètes. Ils me le confirment : on leur a effectivement demandé d’être présents au maximum d’activités afin de faciliter les relations entre Français et Japonais.
Il a donc suffi d’une idée simple pour « recadrer » ce projet de reportage et je suis désormais certain qu’il va apporter un éclairage intéressant sur le sujet à traiter.
L’un d’entre eux me montre ensuite un projet d’introduction qui replace le sujet dans le contexte de la suppression du japonais en LEA à Nantes. Je lui réponds qu’il n’y a pas d’introduction dans un reportage, mais une attaque qui projette le lecteur tout de suite dans le vif du sujet. Il répond que non, ce n’était pas une introduction, mais un élément de contexte à intégrer dans le plan du reportage, qu’il me soumet également. Je lui dis de conserver cela dans un coin de sa tête, mais qu’au stade où nous en sommes, ce serait court-circuiter toute démarche méthodique que de définir déjà le plan de leur reportage. Nous procédons pour le moment à la délimitation du sujet et à la construction de l’angle. Puis ils mèneront l’enquête de terrain. Puis ils pourront enfin passer au plan et à la rédaction. C’est un peu comme les étudiants ayant choisi l’option projet, et qui réalisent les maquettes avant même d’avoir rédigé l’avant-projet et le cahier des charges, comme je l’ai vu déjà deux fois le matin même.
La pratique
Tout ceci, je l’ai déjà dit en cours. La forme la plus basique d’une approche méthodique consiste à fixer une série d’étapes et à les respecter. Est-ce qu’ils n’ont pas écouté, pas retenu ? Non, la raison est très simple : être méthodique, cela relève d’un savoir-faire et non d’un savoir. Un savoir-faire est une compétence qui s’applique lorsque l’on est en situation. Dès lors, tant que cette compétence n’aura pas été expérimentée face à une situation concrète, elle ne sera pas retenue, même lorsqu’elle est traitée en cours sur la base d’exemples. En revanche, dès que l’on a été confronté une fois à une situation et que l’on a été guidé pour appliquer le savoir-faire requis, il y a toutes les chances pour que la mémoire opère.
Cela me rappelle un étudiant un peu plus âgé que les autres, qui me racontait récemment que dans l’un des emplois qu’il a occupés avant de reprendre ses études, on lui a demandé le premier jour de transporter une série de colis vers une plateforme de chargement. Il a alors pris l’un des colis et a commencé à le porter vers le lieu indiqué. Le contremaître lui a demandé : « mais qu’est-ce que tu fais ? » Il n’avait pas vu qu’il y avait à proximité un diable qui lui aurait permis de déplacer les colis trois par trois en les faisant rouler. Il m’a dit avoir appris ce jour-là ce que c’était que l’observation, et que cela ne s’apprend pas « à l’école ».
Respecter les étapes d’un reportage ou d’un projet, regarder autour de soi : voilà des savoir-faire. Et moi qui suis un prof plutôt intello (encore que j’aie assez souvent eu l’occasion de pousser des diables dans tous les emplois que j’ai occupés avant de devenir prof…), je n’ai pas honte lorsque des étudiants me disent que mes cours sont « pratiques », moins « théoriques » que d’autres. Parfois, je réponds que la « theôria » des philosophes antiques était pourtant une belle chose. En tous cas, un fait s’impose : je n’aurais pas écrit cet article-ci sans de solides bases théoriques. Je pourrais vous dire lesquelles, mais je laisse cela pour une autre fois…