“MY GENERATION”

Mehdi Khotcha, Léa Vince, “La clef de la vulgarisation”, juin 2016, https://youtu.be/TGZS4IV7wiE

 

« Things they do look awful c-c-cold.

I hope I’ll die before I get old. »

 

1969, Pete Townsend fracassait sa guitare contre les amplis. Roger Daltrey, veste de cow-boy à franges et sans manches, cheveux bouclés tombant sur ses épaules, électrisait la foule. Deux enfants de la working class anglaise. Violents, révoltés, autant contre leurs pères prolo que contre les bourgeois. Ça ne rigolait pas : « j’espère que je mourrai avant de devenir vieux ! » Vous entendez ?? La chanson s’appelait « My Generation ».

C’est vrai que Roger Daltrey a aujourd’hui 72 ans et qu’il porte un sonotone, car il est devenu sourd il y a deux ans. A cause de tous les décibels reçus pendant ses jeunes années. Je ne me moque pas. J’y ai cru et j’y crois encore… Je suis de cette génération-là.

Sur la pochette de mon « Blues from Laurel Canyon Home » de John Mayall, Sabine, la fille la plus pulpeuse de ma classe de Terminales C, avait écrit au feutre : « Peace, Love, Freedom. Dans 20 ans, pavillon, frigidaire, enfants. Ou Liberté, Amour, Paix ? » J’avais tiqué un peu sur le refus des enfants, mais pas sur celui du frigidaire, métonymie du confort, métaphore de la congélation de nos espoirs et de nos vies.

J’ai parcouru des milliers de kilomètres en stop, de la Norvège à l’Italie, de l’Angleterre à la Hongrie. J’ai vécu dans des squatts à Londres, des WG (colocs) improbables en Allemagne, des chambres d’enfant à Lima et à Quito. J’ai fréquenté des fous et quelques voyous à Paris, j’ai dormi dehors. Nous étions une contre-société, comme les autonomes d’aujourd’hui, mais peace ans love et beaucoup plus nombreux. Nous étions une famille, et j’avais rejeté la mienne. Ce n’est qu’après la mort de mon père que j’ai pu admettre que je lui ressemblais.

Je suis d’une génération de rupture, une génération vraiment « générationnelle », c’est-à-dire qui se définit en tant que telle.

Il y a 3 jours, j’ai écrit que ma génération était la première à avoir connu la télévision depuis l’école primaire, de même que la génération d’aujourd’hui, celle de nos étudiants, celle des 20-ans, est la première à avoir grandi avec internet (pour être plus précis, ce qu’on a appelé à partir de 2005-06 l'”internet deuxième génération” avec notamment l’émergence de Youtube).

Cela nous relie autant que cela nous sépare. Leur rupture est comparable à la nôtre. Leurs silences sont des kalachnikovs. Leurs mots sont des balles traçantes. Leurs regards nous fusillent. Leurs rires sont hermétiques. Ce sont des étrangers, des mutants, des extra-terrestres.

Ce rapport entre ma génération et la leur, c’est depuis un an ou deux l’essentiel de ma réflexion. J’ai écrit une nouvelle l’an dernier dans laquelle je mourais en cherchant à protéger mes étudiants enquêtant sur la Zombie Walk. J’ai fait en janvier de cette année une conférence sur Mikel Rueda, un cinéaste espagnol de 35 ans, en sa présence, et où je concluais qu’il fallait avoir son âge pour mélanger avec autant de talent le récit le plus classique avec l’esthétique d’un clip musical, les séquences hyper découpées et celles où la caméra s’efforce lentement de saisir la vie, ou même encore des actions filmées au ralenti. Lui-même, déjà âgé finalement, fusionnait, au point d’y perdre parfois sa raison et son identité, avec ses acteurs âgés de 15-16 ans.

Et puis j’ai reçu en pleine tête, pendant les mois de février et mars, le choc de certains étudiants devenus rebelles, offensifs, injustes, haineux. Aucune catégorie ne me permettait d’analyser ces comportements à mon égard : certaines étudiantes bèces-bèges, immatures, angoissées, des garçons mal dégrossis en survêt, des bourges vendéennes, des perfectionnistes, des fumistes aux yeux ronds ? J’étais pris au piège. Mes engagements n’étaient pas compris : c’est « plaisant » d’organiser des repas cosmopolites pour vanter l’interculturalité, de m’occuper de faire installer des bancs pour favoriser la convivialité, mais il faudrait d’abord que je me mette à jour de mon courrier, que je corrige leurs dossiers, car je foutais en l’air leurs rétroplannings et ils voulaient satisfaire leurs commanditaires ! J’avais donné des verges pour me faire battre. Quelle idée, finalement, de proposer la correction en cours d’année des avant-projets et autres cahiers des charges pour que chacun atteigne le meilleur de ce dont il était capable, et de me voir ensuite reprocher mes retards ? J’aurais pu comme d’autres laisser tomber ma sentence à l’heure des examens ?

Je me suis interrogé sur ces conflits et ces incompréhensions qui se multipliaient cette année pour la première fois. Qu’est-ce qui avait changé ? Une de mes hypothèses a été que mon engagement tournait pour l’essentiel autour d’une éducation à la citoyenneté, c’est-à-dire à la tolérance, à la curiosité, à la réflexion, et que cela tombait désormais à plat. La nouvelle génération, habituée à avoir tout tout de suite, égocentrée, intéressée, étroite d’esprit, attendait de notre part la transmission de savoirs et rien d’autre. Une sorte de transaction dans laquelle je jouerais le rôle du distributeur automatique. Ce n’est pas vraiment nouveau, mais cette année, le niveau d’exigence, d’insolence même parfois, je dois le dire, était inédit. C’était la guerre des générations. Évidemment, je simplifie : une majorité d’étudiants sont restés adorables. Mais le fait était là, un fossé s’était creusé avec une partie d’entre eux. Ils me provoquaient, et je tombais dans le panneau, je m’énervais, je m’épuisais.

Comme parallèlement les obstacles et les lenteurs administratives multipliaient ma charge de travail par deux ou trois, j’en suis venu à l’idée qu’il fallait sauver ma peau avant qu’il ne soit trop tard : j’ai démissionné de ma charge de mission à la communication. Je n’ai pas quitté l’enseignement, contrairement à ce que certains ont cru comprendre. Je ferai encore une année avant de prendre ma retraite et d’aller vers d’autres activités puis, si je le peux, je choisirai dignement et tranquillement le lieu et le moment de ma mort (before I get old…) J’ai continué à réfléchir et à écrire sur ce face-à-face entre ma génération et celle de mes étudiants, sur ce dialogue que j’avais cru fécond et sur ses impasses.

En bonne logique, j’aurais dû être assidu Place du Bouffay à la Nuit Debout et m’engager, plus que par quelques textes sur mon blog, vis-à-vis d’un mouvement « générationnel », justement, qui est l’équivalent contemporain de mai 68 où j’étais trop jeune. Cette fois-ci, je suis sans doute trop vieux, j’ai vieilli d’un coup cette année. Mon corps me trahit, j’ai des moments d’épuisement, mon dos n’a pas supporté les fatigues d’un déménagement, je tutoie des limites que j’ignorais jusque là. Il n’est pas trop tard, mais à ce jour, je n’ai pas encore su prendre ma place dans ces événements.

Je me rattrape en écrivant, mais aussi dans les discussions, parfois longues, souvent profondes, que j’ai avec beaucoup d’étudiants dans le cadre des « rendez-vous d’évaluation » des projets et reportages réalisés cette année.

L’une de ces discussions, ce matin, avait je pense un caractère exceptionnel. Une sorte de cours de rattrapage enfin concédé. F. me parle de son dégoût face à une société hypocrite. Comme un bonbon qu’on suce et qui laisse un arrière-goût. Quelle image ! Mais c’est quoi, ce bonbon ? Elle a eu une conversation en famille hier, justement sur ce même sujet. Ses parents sont l’un de gauche, l’autre de droite, mais ils ne se disputent pas là-dessus, et ils lui ont d’ailleurs enseigné la tolérance. Ils avaient l’un et l’autre certaines convictions, l’idée que l’on pourrait « épurer » les classes sociales, mais c’est faux, me dit-elle. Notre société est celle du chacun pour soi.

Mais alors, pourquoi des termes aussi forts : « dégoût », « hypocrite ». Après un bref détour, on en arrive à l’importance du facteur religieux dans notre société. Je ne comprends toujours pas. Leur génération est très concernée par les questions du voile, par le racisme. Et ses parents, face à cette situation qui ne se limite pas aux questions religieuses, bien sûr, mais qui englobe toute la dureté des relations sociales dans notre monde actuel, eh bien, ils se sont un peu « radicalisés ». Pas au point d’aller s’encarter au Front National, mais quand même. Eux qui prônaient la tolérance, ils rechignent maintenant face à son copain algérien et à ses autres amis arabes. Alors, devant leur discours sur la démocratie, sur les valeurs, elle n’y croit plus. Elle est dans la défiance. Elle adopte ce regard que je reconnais aussitôt, cette réserve, cette distance muette et insondable, cette attitude butée. Ce regard que j’ai si souvent perçu dans les yeux des uns et des autres, posé sur nous, les vieux, et face auquel nous restons sans voix. Je comprends enfin. Je complète de moi-même : alors, à l’école, à l’université, vous êtes confrontés à un discours dominant, et vous vous taisez. Elle me dit : c’est difficile de rester sur ses valeurs, au moment où nous on s’engage dans notre propre vie. Son ton est grave.

Mais alors, et moi, comment est-ce qu’ils me perçoivent, dans mon militantisme, mes convictions ? Un autre étudiant m’a écrit ce week-end que je lui avais fait comprendre l’importance d’avoir des convictions. Elle me dit : c’est un peu comme un coup d’épée dans l’eau. C’est beaucoup d’énergie dépensée pour pas grand chose. Les résultats, elle n’y croit pas. Une autre étudiante m’avait déjà dit cela, pour m’expliquer que les étudiants n’ont pas très envie de mettre des commentaires sur les messages de mes pages facebook. Quand on fait quelque chose, on est très enthousiaste, mais les autres, eh bien, ils sont plus… réservés ? spectateurs ? Ils ne s’impliquent pas avec la même intensité. Et cela peut aller jusqu’à la froideur, l’ironie, non, mais la froideur d’un regard qui juge, un regard qui vous glace.

Nos générations sont à des années-lumières de distance l’une de l’autre. Elles ne communiquent pas, à part de rares instants privilégiés. Nous, les vieux, nous ne saurons jamais ce que cachent ces fronts butés. A moins que… A moins que nous assumions cette distance qui est tellement grande qu’on ne peut que la réduire.

Un sourire parfois, un geste, une intonation, mais surtout pas des mots, et ce seront peut-être quelques millimètres de gagnés. Des gestes comme on en fait entre étrangers pour témoigner de ses intentions pacifiques. Des rituels. Des échanges de cadeaux, par exemple, comme s’en font les tribus amazoniennes lorsqu’elles se rencontrent. Nous en sommes là, mais cela n’a rien de désespérant. Marion, Cassiopée et Romane ont voulu me faire un cadeau en reprenant à leur compte le « risque » dans leur reportage sur la Nuit Debout. Avant-hier, j’écrivais que la pédagogie est un don, et que la relation entre profs et étudiants, d’un point de vue tout à fait utopique, pourrait ressembler à un échange de cadeaux.

Et puis en fait, il y a des petits et de grands cadeaux, comme s’en font les Indiens derrière leurs masques sévères, sans un sourire cette fois, comme un vrai rituel, un échange réglé et plein de retenue, une politesse de la forêt.

*            *            *            *

Et j’en viens à Mehdi et Léa. Mehdi a travaillé toute la nuit pour faire le montage de ce reportage vidéo. L’histoire a démarré il y a 10 jours, lorsque nous avons discuté avec lui et Léa sur la meilleure façon de sauver leur travail de communication après plusieurs ratages malchanceux au cours du semestre. Dans mon bureau, l’idée surgit : faire un reportage vidéo sur le mouvement des Youtubers, ces chaines de vidéos qui traitent toutes sortes de sujets, des maths au maquillage, de la philo aux mystères du monde. Et cela avec un humour, un sens de la dérision et de l’autodérision, qui font passer les sujets les plus arides. Alors, on ferait un reportage sur la vulgarisation, en reprenant dans le reportage les techniques utilisées par ces vidéos elles-mêmes. Une mise en abyme, quoi ! Oui, oui, mais le matériel, les compétences techniques, l’angle, le scénario, le tournage, le montage ?? Nous (car je suis aussi enthousiaste qu’eux) n’avons plus le droit à l’erreur. Il ne reste qu’une semaine avant la date limite. Mais leurs explications me convainquent. Elles sont certes un peu approximatives, mais ils ont l’énergie, l’envie, la créativité qui leur seront indispensables, et… c’est leur monde : les vidéos de Youtube, la technique, l’humour.

Je les emmène voir Sofiana, la nouvelle technicienne audiovisuelle de la faculté, qui a tout juste 21 ans, leur âge plus ou moins. Discussion sur le fond de décor, le matériel, le son, la durée du montage. Cela devient plus pointu et je ne comprends pas toujours tout. Puis on discute de l’idée elle-même. Sofiana dit : c’est clair, quand je rentre chez moi, je ne mets pas la télé, je me connecte sur Youtube. Léa et Mehdi approuvent. Je découvre. Je savais mais je ne savais pas. Youtube plutôt qu’autre chose sur internet. Et des programmes sans grille, des vidéos qui s’enchaînent par associations, indéfiniment, plutôt que selon des horaires. Quelque chose clignote dans mon cerveau. Une petite fenêtre s’ouvre sur ce monde si indéchiffrable. D’ailleurs, ils parlent entre eux sans trop se soucier de moi.

Je commence à imaginer que ce projet hors normes, qui aboutira, ça je le sais, à la force du poignet s’il le faut, que ce projet va me permettre d’une certaine façon d’entrevoir ce qui se passe quand ils sont entre eux. Ni cadeau, ni rituel cette fois-ci. Juste un entre soi que seuls certains films, parfois, nous révèlent. Plus de défiance ici, de l’énergie pure. Sofiana poursuit : c’est bien de parler de Youtube à la façon de Youtube. Les reportages de France 2 ou de M6 sur les Youtubers, on voit bien qu’ils sont à côté de la plaque. Mes neurones clignotent encore plus. Ils chauffent comme à l’approche d’un Graal.

Une semaine sans nouvelles. Puis ce vendredi, on visionne 4 minutes drôles, mais lentes, et pour tout dire un peu potaches. Ils ont compris. Peu de mots suffisent. Ils vont se recentrer sur l’angle – la vulgarisation du point de vue de ses techniques, comment rendre accessibles des sujets parfois difficiles grâce à l’humour et quels sont les savoir-faire associés à cet humour – et sur le concept, la mise en abyme.

Le week-end passe, je doute un peu. Ce sera peut-être un peu moins bien que prévu. C’était trop. Trop difficile, trop court. Une sorte de mission impossible. J’en suis responsable aussi : j’ai peut-être manqué de clarté vendredi. Rendez-vous avec Mehdi seul ce lundi midi, Léa ayant des obligations par ailleurs. Dans mon bureau, avec Souhad et Hasna dont je viens de terminer l’évaluation de leur reportage sur Tahani, la réfugiée syrienne, nous visionnons une version à laquelle manque encore un petit morceau vers le milieu. Je suis debout derrière elles. La tablette est posée sur mon bureau.

Je les vois toutes les deux rire de bon cœur. Je ris aussi tout en me disant : magistral ! Oui. Comme un miracle. Des minutes de bonheur, d’admiration, de rire. Ils ont réussi : je ne sais pas dans quel ordre ils ont retravaillé le scenario, fait les tournages, le montage… Mehdi est encore interrogateur : vraiment, c’est bien ? Mon jugement compte à ses yeux. Pour ma part, j’ai eu l’impression que le voile se soulevait pour me laisser entrevoir ce monde encore si secret deux heures auparavant, au moment de la conversation avec F.

Mehdi va terminer le montage cet après-midi. Il part demain en Allemagne. Je rentre chez moi. Je commence l’écriture de ce texte, comme si un dialogue était devenu possible. Il est 23 heures, j’arrive au bout de ces 5 pages. Son mail avec le lien de la vidéo ne devrait pas tarder.

Lundi 30 mai 2016

 

Post Scriptum vendredi 3 juin :

Ben non, le mail avec le lien n’est pas arrivé. Les rushes manquant pour finir le montage étaient inaccessibles. Mehdi, puis Léa, sont partis en Allemagne. Mercredi, échange de mails, trois personnes, Simon, Sofiana et Souhad, ajoutées à la boucle. Tous s’impliquent, offrent leur temps, offrent leurs services. Entre Berlin et Nantes, une hotline chauffe jour et nuit. Et cet après-midi, le voici enfin ! Que la dimension de cadeau, évoquée à propos du reportage sur la Nuit Debout, soit présente dans la finition même de ce reportage vidéo : ce n’est vraiment pas pour me déplaire !

 

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