Yves Agnès, ancien directeur du CFPJ et longtemps rédacteur en chef au Monde était à Nantes la semaine dernière, à l’invitation de l’Observatoire des médias de l’Université permanente. Son thème : « La déontologie des médias, progrès ou régression ? » Malicieux, il nous a d’ailleurs laissé conclure nous-mêmes à la fin de son intervention.
Avant sa conférence, je suis allé le saluer et lui dire que j’utilise avec beaucoup de profit son « Manuel de journalisme » dans mes cours, et que je m’étais aussi beaucoup servi dans le passé de son livre « L’entreprise sous presse », consacré aux journaux d’entreprise. Il m’a dit que ce livre, en particulier, lui avait coûté énormément de travail. Quant au « Manuel », il en est maintenant à sa troisième édition, avec notamment des compléments sur le journalisme internet. Il avait une façon amusante de me pointer du doigt en me parlant.
Je crois que l’Observatoire fait des comptes-rendus des conférences (encore une info : tous les conférenciers viennent gratuitement et ce sont souvent de grands noms de la profession, Serge July, Jean-Luc Hesse, ou encore Claude Sérillon le mois prochain…) Je vous mettrai donc un lien dès que je serai averti de la publication d’un compte-rendu.
Voici, de façon subjective, quelques points qui m’ont spécialement intéressé dans la conférence d’Yves Agnès.
Première idée, nouvelle pour moi, celle d’un « compagnonnage » dans les rédactions. Yves Agnès, qui est nantais, a débuté sa carrière à Ouest-France. Il dit avoir énormément appris de ses chefs et de ses collègues, qui l’on formé, conseillé, corrigé durant ses premières années. À présent, plus personne ne prend le temps d’assurer cette transmission. Lorsqu’un journaliste sort d’une école, il se retrouve à réaliser des tâches individualisées où on lui dit : « tu fais ceci, cela ». Le terme même de « compagnonnage », en référence aux métiers des artisans, résonne dans mes oreilles. Dans les années 1960, Françoise Giroud a formé à L’Express une génération entière de journalistes, et elle considérait que l’écriture journalistique était justement un artisanat (« du style », pour reprendre l’expression de Roland Barthes à propos de Flaubert). J’ai réalisé il y a quelques années un petit travail pour tenter de définir comment différencier une écriture artisanale d’une écriture « industrielle ». Vous imaginez peut-être, au-delà de l’évidence apparente de cette distinction, la difficulté lorsqu’il s’agit de la mettre en application sur un corpus de textes…
Mon deuxième point concerne bien sûr la déontologie. Yves Agnès situe le grand retournement de situation dans les années 1980. Il parle à ce propos de « débâcle déontologique » ! Très significative de l’époque, l’affaire Gregory, où les journalistes ont commencé à franchir toutes les barrières, à accepter de payer pour les interviews et les photos, à voler des documents, voire à appeler au meurtre de l’un des protagonistes, effectivement assassiné le lendemain… Il cite aussi, bien entendu, l’affaire d’Outreau, la vraie-fausse interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor, Timisoara. Selon lui, ce sont les lois Léotard de 1986 qui ancrent définitivement le changement d’époque. Par ailleurs, les années 1980 correspondent au développement des techniques de communication et des services communication dans les entreprises, les collectivités, la culture, le sport et la politique.
Depuis, cela n’a fait qu’empirer. La pratique du métier de journaliste a changé du tout au tout. Le spectaculaire s’est imposé. Une pratique moins réfléchie, souvent paresseuse, s’impose sous la férule des directions de l’information, qui « tirent » la qualité vers le bas – c’est terrible d’entendre cela –. La hiérarchie de l’information n’a plus rien à voir avec ce que l’on connaissait dans le passé. L’anecdotique règne en maître, et surtout, la relation de confiance avec le public a été brisée. En 2014, seuls 23% du public disent encore faire confiance aux médias, qui se situent en avant-derniers, juste avant… les politiques.
Enfin, troisième point : la formation des journalistes. Yves Agnès nous expose le principe des grandes écoles de journalisme qui sont des écoles « professionnelles ». Le but est que les étudiants qui en sortent soient immédiatement opérationnels. Ils ont fait auparavant des études générales, et pendant deux ans, ils s’exercent de façon intensive aux techniques professionnelles. Personnellement, j’ai encore à l’esprit les critiques formulées par un ancien élève, François Ruffin, dans un ouvrage paru en 2003, « Les petits soldats du journalisme ». Il mettait l’accent sur un véritable décervelage des élèves, qui oubliaient bien vite ce qu’ils avaient appris à Sciences Po ou en histoire pour devenir des sortes de clones tous formatés sur le même modèle.
C’est une question sérieuse, quand on constate que les jeunes journalistes dont le niveau d’études n’a jamais été aussi élevé, manifestent en réalité un conformisme, une faiblesse d’analyse, une paresse intellectuelle, dont j’ai déjà souvent parlé ici. Mais Yves Agnès y croit : selon lui, il faut faire 4 ou 5 années de fac pour « se décrasser les neurones » – peu importe les disciplines où l’on se forme (lui-même a étudié la physique) -, puis acquérir en école les techniques journalistiques. Pour ma part, j’avais rédigé dès 1982 un texte sur la formation des journalistes dans un rapport ministériel (« Technologie, culture et communication », sous la direction de Armand Mattelart et Yves Stourdzé) et je ne crois pas qu’il faille ainsi séparer la culture générale et la technique. Je crois que la technique elle-même doit être mise en perspective, qu’il s’agisse de la définition de ses moyens et de ses fins, de sa contamination croissante par le marketing, ou de l’histoire elle-même sociale de son apparition et de son développement. Sur ce dernier point, par exemple : existe-t-il quelque part un cours retraçant la genèse des techniques rédactionnelles aux Etats-Unis dans les années 1940 ? Ou encore comment la notion d’angle s’est imposée progressivement il y a une cinquantaine d’années, dans la foulée du New Journalism américain ? Certains jeunes journalistes qui intègrent BFM ou 20 minutes pensent peut-être qu’il y a toujours eu des angles ou que l’on a toujours écrit des phrases de 15 mots, ou bien que ce ne sont que des questions techniques sur lesquelles il n’y a pas grand chose à dire.
Voilà qui n’est pas fait pour développer l’intelligence analytique de nos journalistes, alors qu’une responsabilité énorme pèse sur leurs épaules. Cela dans des sociétés où la rumeur remplace de plus en plus l’information défaillante sur des sujets aussi sensibles que l’accueil des migrants, le système éducatif, l’environnement…
On ne se refait pas : je n’ai pas fait un compte rendu, j’ai poursuivi le débat avec un homme dont j’apprécie l’engagement et la finesse de réflexion.