La poésie au coin de l’amphi

La poésie au coin de l’amphi

Eva Randriamampita, Santiago Marti, « A la rencontre des Lutins Givrés », juin 2015 Reportage- Lutins DOC

Voici le meilleur parmi les reportages réalisés en 2015. Quand je le relis, j’ai l’impression que je ne suis pas pour grand-chose dans ce résultat, même si j’en ai fait plusieurs relectures et réclamé à chaque fois des corrections, et même si nous avons eu, avec Eva et Santiago, plusieurs conversations approfondies. La première de ces conversations est, je pense, celle de janvier, que j’avais retracée dans un post intitulé « Des reportages encore dans les limbes ». Ils m’avaient parlé de leur sujet, les « Lutins », une troupe de théâtre d’improvisation. J’en étais venu à prolonger ce qu’ils me racontaient en parlant de musique et de l’improvisation en musique. Et puis Santiago, lui-même musicien comme je le découvrais alors, saxophoniste de très bon niveau en réalité, avait embrayé : il y a la technique et il y a le laisser-aller, le lâcher prise. On travaille ses gammes : myxolydienne, dorienne, Bartok et bien d’autres encore. Et puis on oublie, on efface tout, et on joue, sans plus penser à rien d’autre, en se calant dans le rythme des autres musiciens, du public, de tous les interprètes qui ont joué ces mêmes morceaux avant nous, et en suivant son inspiration. Il n’a pas dit tout cela : c’est moi qui développe ! Je me suis laissé gagner par leur enthousiasme. Appliqué au théâtre d’improvisation, pourquoi ne pas imaginer que les choses se passent un peu de la même façon pour ces virtuoses de la répartie, du mot d’esprit, de la trouvaille impromptue.

Ça y était. L’angle avait émergé d’un coup, comme une pépite. Nous allions l’affiner à mesure de l’avancée de leur travail, des spectacles auxquels ils assistaient et de leurs conversations avec les acteurs. Mais le fil rouge était bien là et il n’a jamais dévié. Ils allaient parler « boutique » avec les acteurs, technique, mais sans jamais cesser de s’extasier devant leur savoir-faire et devant leurs prises de risque.

Tout s’est passé plus ou moins de la même façon dans les conversations suivantes. Chaque suggestion ou proposition que je faisais était écoutée avec attention, intégrée, digérée, réappropriée… et rendue méconnaissable ! C’est pour cela qu’avant d’analyser certains points de ce reportage, je dois dire quelques mots sur ses auteurs particulièrement créatifs.

Eva est d’origine malgache, née en France, mais retournée avec sa mère à Madagascar dont elle parle la langue. Avant la licence 3 LEA, elle a fait une prépa littéraire. Elle en conserve un acquis évident en termes de culture générale et d’aisance rédactionnelle. Elle a préféré opter pour la fac où l’on ne l’a acceptée qu’en licence 2. Toujours souriante et positive, elle est vite devenue la meilleure ambassadrice de LEA. C’est d’ailleurs au salon Formathèque, où elle présentait sa formation aux lycéens et aux parents, que je l’ai réellement découverte. L’une des photos que j’y ai faites est toujours en couverture du livret de l’étudiant. Je l’avais choisie car elle évoque à mon avis un mélange de maturité et d’ouverture, d’intelligence et d’écoute, qui incarne bien l’image que nous souhaitions associer à LEA. Par la suite, elle a été de toutes les opérations, « Campus à l’essai » ou « nouveaux bacheliers », toujours enthousiaste, apprenant quelque chose de chaque expérience, comme elle me le racontait volontiers. Elle a aussi participé au jury du concours d’autoportraits « Étranges étrangers », que j’ai organisé en mars et avril dernier.

J’en sais un peu moins sur Santiago, car il est tellement occupé qu’il en devient parfois fuyant ! Lui est originaire du Salvador, et il mène de front ses études de LEA et des études de musique au Conservatoire. Pendant la session d’examens, il m’a dit un jour que c’était un peu « chaud », car il passait son épreuve principale d’instrument juste pendant les examens de la fac, devait répéter les morceaux qu’il allait interpréter, et en plus rater une des épreuves de LEA qui tombait en même temps. Il fallait donc que ses autres notes soient suffisamment bonnes pour rattraper un zéro… Je l’avais aussi photographié en janvier lors d’une soirée pour les nouveaux étudiants Erasmus où il jouait dans sa fanfare : l’Amfifanfare. Je l’ai vu sauter en l’air sur la scène, rire, transpirer. Il est bien certain qu’il ne pensait plus à ses gammes ! En juillet, je l’ai revu en ville où son job d’été consistait à transporter des touristes sur des sortes de pousse-pousse tractés par un vélo électrique. Il était à nouveau enthousiaste car il venait de parler une demi-heure avec un vieux monsieur qui avait participé à la Résistance.

Santiago et Eva ont en commun cette curiosité universelle, cette envie de savoir, de rencontrer, qui sont justement les qualités d’un bon reporter.

Je pourrais arrêter là cet article, qui donne, je pense, déjà matière à réflexion. Mais j’ai voulu faire une expérience. Puisque ce reportage me donnait l’impression que je n’y étais quasiment pour rien, j’ai voulu comparer sa structure avec les conseils que je donne dans mes cours. Faire une sorte de bilan, finalement, en vérifiant si ce que j’enseigne a pu avoir une certaine utilité pour ces deux étudiants suffisamment doués, en fait, pour produire un excellent travail par eux-mêmes, en se fiant à leurs seules qualités.

Je l’ai donc relu en observant s’il fonctionnait bien selon un principe d’alternance entre le concret et de l’abstrait, le général et le particulier. Puis en observant comment il interrogeait son sujet et quel type de réponse – explication ou interprétation – il apportait à ses questions.

J’annote leur reportage en mettant en marge des G pour « général », et des P pour « particulier ». Ils alternent assez régulièrement, mais ce qui frappe, c’est la grande souplesse avec laquelle l’une des deux catégories peut se prolonger sur 2 ou 3 (exceptionnellement 4) paragraphes, ou au contraire alterner avec l’autre dans un même paragraphe.

La forme P -> G, « particulier -> général » se retrouve par exemple à l’avant-dernier paragraphe de la p. 2 :

Les coulisses ressemblent à une ruche d’abeilles, entre les allers-retours des uns et les conflits improvisés des autres. Alors que nous discutons avec le coach de la soirée, des éclats de voix détournent notre attention : « c’est pour qu’on me voie mieux dans la lumière ! », lance Emilie au visage d’Adrien, après une remarque de celui-ci sur son maquillage. « Ah, c’est bien les femmes ça ! », rétorque ce dernier en levant les bras et les yeux au ciel. Amusés, nos yeux s’attardent sur cette pseudo scène de dispute ; on ne fait plus trop la différence entre les personnes et les personnages… Où s’arrête la réalité et où commence l’impro ?

Un tel glissement se reproduit 4 fois au total. Cela n’a rien de surprenant : l’analyse du reportage sur le référendum écossais avait bien montré la liberté avec laquelle on peut circuler, parfois dans une même phrase, entre description, récit, explication et interprétation. D’ailleurs, la phrase clé que l’on retrouve pratiquement dans tout reportage de qualité, souvent vers le 4e ou 5e paragraphe, et qui synthétise dans une brève fulgurance la question et/ou la réponse associées à l’angle, cette phrase clé, comme souvent, est assumée ici par l’un des personnages sous la forme d’une citation. Elle se trouve à la fin du 4e paragraphe de la page 4 :

Cependant, il ne suffit pas de connaître toutes ces règles : encore faut-il les assimiler complètement, jusqu’à l’automatisme. « Il faut travailler l’automatisme : c’est la passerelle entre lâcher prise et technique.»

C’est d’ailleurs l’un des rares reproches que l’on pourrait faire à ce reportage : d’avoir laissé une phrase comme celle-ci sans suite, alors qu’elle réclamait à l’évidence quelques explications ou une illustration, et aurait dû logiquement assumer le rôle de charnière stratégique entre une première approche plutôt descriptive, et les développements qui suivront la position claire d’une question.

Je retiens une autre phrase à l’exact inverse de la précédente qui était un sommet d’abstraction. Du pur récit, cette fois-ci (p. 5, fin du 2e paragraphe) :

Le public rit, applaudit et en redemande.

Une petite phrase de rien du tout comme celle-ci, eh bien je peux vous dire que j’aurais été heureux de l’avoir écrite ! Comptez : c’est un alexandrin (sans doute involontaire, mais allez savoir…) Comptez encore : le public « rit », une syllabe, « applaudit », trois syllabes, « et en redemande », cinq syllabes. Intuitivement, on avait bien perçu cette expansion régulière comme une marche triomphale vers la conquête du public, vite tombé sous le joug des amuseurs.

De la poésie ? Souvenez-vous qu’Albert Londres avait été poète avant de devenir chroniqueur parlementaire, puis le reporter que l’on sait.

On remarque que les paragraphes consacrés au particulier sont plus nombreux au début, et ceux orientés vers le général à la fin. Cela aussi est logique.

Venons-en aux questions, qui orientent la problématique du reportage. Les questions au pluriel, car si l’on peut s’attendre à ce qu’un angle soit assez précis pour produire un effet de cohérence, sa formulation à l’intérieur du reportage a intérêt à rester plus fluide : le modèle de rédaction n’est pas « L’Éthique » de Spinoza ! Trois questions, donc, dans le 1er paragraphe qui suit le chapeau, p. 2 :

Quelle est la limite entre la technique de l’impro et le lâcher prise ? Que se passe-t-il dans la tête d’un improvisateur, lorsqu’il découvre le thème donné par le spectateur, lorsque les propositions des autres acteurs fusent ou lorsque l’improvisation a du plomb dans l’aile ? Comment le Lutin gère-t-il tout cela ?

C’est un peu comme si ces questions étaient posées dans le cadre d’une conversation. Elles oscillent entre la rigueur de la première et le flou stimulant de la dernière. Qu’en sera-t-il des réponses ? En reprenant le reportage sous cet aspect-là, j’ai assez vite renoncé à distinguer entre explication et interprétation. Cette grille de lecture, ici, n’est pas probante, à moins de considérer, ce qui ne serait pas absurde, que tout ce qui n’est pas explication est interprétation. En revanche, j’ai été frappé par la fréquence des métaphores à chaque fois que le texte se rapproche d’une réponse aux questions du début. L’automatisme devient une notion plus concrète lorsqu’il est présenté comme une « passerelle » entre lâcher prise et technique. P. 6, on lit que « l’impro se construit brique par brique. Il ne faut pas construire sur les briques des autres mais plutôt à côté. » (métaphore filée) Ou « les thèmes humains transpirent à travers une impro ».

Toutes ces métaphores sont des citations ? Peu importe. Elles ont été suscitées, sélectionnées, un peu reformulées, peut-être, je l’ignore, puis placées habilement dans le flux du texte pour faire sens, et finalement pour mettre en valeur les idées essentielles. Parmi ces idées, remarquez que toutes les questions du début trouvent une réponse, y compris la deuxième, ramifiée en trois « sous-questions » aussi difficiles que passionnantes. Ils ont peut-être même écrit les questions avant les réponses ! Puis poursuivi, l’air de rien, en mêlant rédaction et citations, récit et analyse, avec une impression de facilité… qui demande, vraiment, mais vraiment, beaucoup de travail !

Alors, moi-même, est-ce que je réponds aux questions que j’ai posées tout à l’heure ? Cela vous semblera peut-être une pirouette, mais je ne respecte pas toujours les règles que j’enseigne à mes étudiants. Ma tendance personnelle me fait préférer les questions aux réponses. C’est peut-être pour cela que je ne suis pas devenu journaliste…

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