Les ellipses dans le reportage et dans la fiction

Les ellipses dans le reportage et dans la fiction

Ils ont bitumé la Terre, Gérard Cornu, février 2015

Je me suis décidé à publier sur ce blog la nouvelle que j’ai présentée dernièrement au concours « Trait d’union » organisé par l’université de Nantes. Nous voici revenus à la problématique que j’évoquais il y a un an à propos du texte de Gabriel García Márquez sur « le plus beau métier du monde ». Qu’y a-t-il de commun entre le reportage et la fiction ? Souvent des contenus, c’est le cas ici. Mais aussi des questions d’écriture largement partagées.

Cette année, j’ai souvent incité mes étudiants à faire plus d’ellipses, eux qui tendent spontanément à accentuer les transitions. Je les amenais à améliorer, je pense, leurs textes, en cessant d’ouvrir et de refermer des portes, de monter et de descendre de voiture, et d’être accueillis et mis à l’aise par des personnages joviaux. Se concentrer sur ce qui est porteur d’information et de sens. Ne garder que ce qui est réellement original et intéressant. Et adopter une construction proche du cinéma, avec son montage « cut » et ses ellipses. Le cinéma serait un art impossible sans son recours systématique aux ellipses.

Ma nouvelle, « Ils ont bitumé la terre », n’a obtenu aucun prix. Cette histoire de zombies, de manifs, de violence, de mort et de galaxies, a pourtant retenu l’attention du jury, qui a apprécié sa fantaisie, son côté baroque et ses moments de « nonsense » délibéré. On lui a cependant reproché son manque de « cohérence », ce qui est paradoxal, car je crois l’avoir réellement « ficelée » autour des thèmes qui la traversent de part en part : le rapport entre ma génération et celle de mes étudiants, la musique, l’écologie… Mais ce qu’on me reproche, c’est d’avoir enchaîné une série de tableaux très éclatés dans le temps et l’espace, sans me soucier de les lier les uns avec les autres, en négligeant les articulations. J’ai abusé des ellipses…

Comment un texte qui adopte le rythme et les phrases courtes du reportage, qui emprunte au polar ses dialogues et son suspense, qui manie l’humour, qui articule ses plans et ses séquences en s’inspirant du cinéma, comment un tel texte devient-il en fin de compte un écrit “difficile” ?

Je m’étais amusé d’entendre une collègue, sans doute rétive à la mise en abyme, me dire : « ça ne fonctionne pas », à propos de l’expression « ce texte », vers la fin, ce texte qui était en réalité celui que le lecteur est en train de lire, un peu comme la “Lettre volée” d’Edgar Poe négligemment posée sur la table. J’avais été surpris qu’on ne comprenne pas d’emblée que ce sont les flics déguisés en zombies mentionnés quelques lignes plus haut qui m’interpellent : « – T’es qui, toi ?! – Te fatigue pas, c’est leur prof, le maît’ de conf’. » J’avais pensé qu’un personnage d’étudiant, d’abord en retrait, pourrait gagner en netteté petit à petit et n’obtenir un nom, Arnold (qui pour moi évoque Tristan et Isolde, allez savoir pourquoi !), qu’à la toute dernière page. Supposé que le lecteur ne percevrait qu’après coup, et avec d’autant plus de plaisir, peut-être, le jeu de mot tiré par les cheveux du titre, “Ils zombie-tumé la terre”. Espéré que le “plaisir du lecteur” n’aurait pas la forme d’un sourire satisfait, mais de soubresauts qui vous secouent comme des fulgurances. Que la taquinerie d’une phrase alambiquée associée au jury d’extraterrestres titillerait gentiment le jury nantais. Même le début, avec un dialogue de trois répliques dont les protagonistes et le lieu ne sont suggérés qu’après coup, l’air de rien, a peut-être posé problème. Pourtant, j’aimais bien ce début : « – L’apocalypse ?! »

J’avais imaginé qu’une fiction autorisait un léger degré supplémentaire de complexité par rapport au reportage dont elle s’inspire. Qu’une deuxième lecture destinée à en saisir les nuances était quelque chose de normal, mais le jury avait à lire 17 nouvelles de 15 000 signes et il attendait, sans doute, quelque chose de compréhensible dès la première lecture. C’est normal en fin de compte…

J’ai cru pouvoir jouer avec des blocs de mots, comme un musicien – à partir de Mahler plus ou moins – le fait avec des “masses sonores” qui remplacent en partie la mélodie. M’affranchir ainsi du récit basique. Je pensais qu’en ne renonçant à rien de ce que je voulais dire malgré la limite des 15 000 signes, et en remplissant mon texte comme un œuf, j’allais lui donner une densité, une intensité, un caractère incandescent, haletant, qui toucheraient le lecteur. C’est pour cela, justement, que j’ai poussé les ellipses jusqu’à la limite de l’acceptable, pour accélérer le rythme et pour raccourcir chaque séquence du texte. Dans mon esprit, c’était un procédé cinématographique. Finalement, j’ai fait comme au piano lorsque j’improvise. Trop de notes. Point. Erreur de jeunesse.

Quelle leçon !

La nouvelle qui a obtenu le premier prix s’intitule « Un bol de riz rouge ». Son auteur est Jean-Jacques Malo, qui a à peu près mon âge et que j’ai connu à Seattle, aux États-Unis, il y a 25 ans. C’est la première fois qu’il gagne un prix, après plusieurs tentatives, notamment au festival du roman noir de Mauve sur Loire. Sa nouvelle se trame sur fond de guerre du Vietnam.

Pour ma part, j’ai fait un plan afin de pouvoir calculer à quelle longueur j’avais droit pour chacune de mes séquences. Lui, d’après ce qu’il m’a dit, n’en a pas éprouvé le besoin. Dans son texte, il donne l’impression de prendre tout son temps, alors que je me débats face à l’urgence : « Je m’étirai le bras et le dos avant de me lever. » ; « La tête chapeautée, une ombre sombre se dessinait à travers la vitre opaque de la partie supérieure de la porte. Je l’ouvris (…) » ; « je montai dans ma guimbarde qui malgré le froid démarra au quart de tour. » ; « Je pus me garer non loin. » ; etc.

Je me suis appliqué à moi-même ce que je réclame de mes étudiants : il faut faire plus qu’intéresser le lecteur, il faut le passionner. Il ne faut garder que ce qui est vraiment original. Tout ce qui l’est un peu moins, il faut le supprimer. Jean-Jacques, lui, écrit : « (je) contemplai le sourire joyeux de la factrice. » ; « Je me levai malgré le désaccord de mon matou qui me le fit savoir d’un miaou désapprobateur. » « (…) des petits pois à écosser avant de les envoyer à Edimbourg. »…

Ce rythme qui prend le temps de se poser semble un signe de maturité. L’acceptation des banalités du quotidien un signe de sagesse. Bien sûr, il n’y a aucun mal à tout cela, et je trouve beaucoup de charme à sa nouvelle, surtout lorsque l’Américain et le Vietnamien se retrouvent en France et deviennent amis après avoir failli se tuer : « Je vous présente Nguyên Lê. Ce maladroit n’a pas réussi à me descendre alors que je faisais partie du 1er Régiment de Marines. Si je l’avais vu le premier, c’est moi qui l’aurais flingué. » Là, on quitte le joli pour se rapprocher du sublime, au sens kantien. Peut-être est-ce cela : il faut se cantonner à une seule phrase sublime par texte…

Si je devais donner une référence de ce que j’aime, en termes de style, je citerais aujourd’hui Ollivier Pourriol, Mephisto valse (Le livre de poche, 2003), que je suis en train de relire. C’est un philosophe que j’ai entendu une fois à Nantes exposer en une heure et sans notes, devant 1000 personnes, la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, puis qui s’est quelques temps fourvoyé comme chroniqueur au Grand Journal de Canal+. Voici les premières lignes de son livre :

« Je suis pianiste. Je ne devrais pas écrire, et j’ai conscience de ne pas donner ici la pleine mesure de mes doigts, mais j’ai des aveux à faire. Jouer ne me soulage plus. Je dois parler. Je dois raconter comment j’ai tué un homme.

Ce n’était pas vraiment un homme. C’était un pianiste. Le mieux serait peut-être de reprendre les choses dans l’ordre. Pardonnez tout de ce récit, je n’ai de style que quand j’interprète les autres. Seul, je ne vaux rien. On m’a conseillé de prendre un nègre. Mais j’ai déjà du mal à supporter ma présence. »

P. 28, il parle de Tchaïkovski, dans une scène dialoguée : « Détrompez-vous. Tchaïkovski n’est pas mort du choléra. Il est mort d’épuisement : la musique le détruisait. C’était un écorché vif. »

Je vais conclure là-dessus, je suis un peu perdu.

N’hésitez pas à poster vos commentaires, c’est très facile. J’apprécierai beaucoup.

 

2 thoughts on “Les ellipses dans le reportage et dans la fiction

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