Serge July, du coup : « Voilà ! »

Serge July, du coup : « Voilà ! »

Vendredi 3 avril 2015

Serge July était à Nantes aujourd’hui et a donné une conférence devant l’Observatoire des médias, sur le thème de « l’amour du journalisme : une passion intacte ? »

J’ai une sympathie particulière pour lui. J’avais 19 ans en 1973 lorsqu’il a lancé Libération, et je l’ai presque toujours lu depuis. C’est sans doute ce quotidien qui m’a appris à voir le monde à travers des catégories plus ou moins « à côté », et qui a entretenu au fil des années mon goût pour la créativité.

Lorsque le « Dictionnaire amoureux du journalisme » de July est paru, je l’ai téléchargé le jour même en me disant que j’y trouverais certainement des stimulations pour alimenter ce blog. J’ai ensuite malheureusement manqué de temps pour approfondir les premières idées que ce livre m’avait inspirées, par exemple lire et analyser le reportage de John Hersey en 1946 sur les survivants d’Hiroshima.

Peu après, July était l’invité de « On n’est pas couché ». Face aux critiques prévisibles de Léa Salamé, il avait imposé son rythme avec une facilité déconcertante. Je l’ai découvert conteur, capable d’interminables détours, capable d’obliger ses interlocuteurs à suivre, qu’ils le veuillent ou non, les méandres de son discours. Je ne le connaissais pas encore sous ce jour-là. Peut-être l’âge, qui conduit à raconter de longues histoires à des personnes obligeantes. Ou l’habitude du pouvoir. L’homme de pouvoir se reconnaît d’abord à ce monopole de la parole et au plaisir qu’il y trouve.

Aujourd’hui, donc, July est à Nantes, devant le public grisonnant de l’Université Permanente. Il est présenté par Jean Amyot d’Inville qui fait le pitre, et par Jean-Claude Charrier. « M. July, vous avez lancé Libération en 1974, non 73. Pourriez-vous nous en parler ? » Ce sera l’occasion d’un détour de 25 minutes par 1848, 1830 et 1944, Le Monde, France Soir et Le Parisien. On pensait qu’il avait oublié que la « question » portait sur Libération, mais il y arrive finalement.

Certains ont-ils la vocation d’aller risquer leur vie au Congo, et d’autres de pratiquer un journalisme plus sédentaire ? July n’adhère pas : la vocation est une notion qui vaut pour la religion, pas pour le journalisme. Celui-ci nécessite trois qualités. D’abord la curiosité, qui « n’est pas un vilain défaut », et « sans laquelle on n’aurait pas découvert l’Amérique ». Ensuite, aimer les gens. Et enfin, ne pas être d’accord avec soi-même. Eviter l’idéologie.

A un autre moment, il explique que la révolution du numérique est d’une importance comparable à l’invention de l’imprimerie, puis tient un propos macluhanesque sur le protestantisme.

Mais surtout, partout, July dit « voilà ! ». A la fin de chaque phrase, parfois au milieu. Impossible de ne pas s’en apercevoir. Parfois, le « voilà » se transforme en « voilà, quoi ! » ou « voilà, hein ? » Il envahit le moindre espace, prolifère, pousse comme un champignon.

Ce « voilà » a-t-il un sens ? Est-il interprétable ? En sortant, je passe devant July qui signe son bouquin. Je l’observe. Je suis tenté de lui parler de ce « Voilà ! », mais il risque de ne pas apprécier, et le contexte ne s’y prête pas. Amyot d’Inville me surveille du coin de l’œil comme si j’étais un personnage dangereux, capable de sauter au collet de July, qui tout à l’heure, pourtant, nous parlait de la propension des journalistes à se battre en duel, certains, comme Henri Rochefort, en cumulant une vingtaine.

Ces dernières semaines, je réfléchissais sur une autre expression, devenue incontournable, omniprésente, terriblement nécessaire : « du coup ». Aucun de mes étudiants ne parvient à m’expliquer son thème de projet ou de reportage sans dire « du coup » une fois, deux fois, cinq fois. Moi aussi, je ne parviens pas totalement à l’éviter. C’est le signe d’une époque. Manuel Valls aussi l’emploie. Je crois que jamais une expression n’a pris une telle place dans les discours.

July, lui, ne dit jamais « du coup ». Normal, puisqu’il dit « Voilà ! » Il est bien tentant de comparer et d’essayer de comprendre ce qui rend ces expressions si nécessaires aux uns, aux autres, à telle époque ou à telle autre.

« Voilà ! » : c’est une conclusion. Une conclusion en forme d’évidence. La force de l’évidence. Ce que je viens de dire s’impose à toi et à tous. C’est évident, inattaquable. Le ton monte sur la deuxième syllabe, nettement accentuée.

« Voilà ! » s’oppose à « C’est clair ! » « C’est clair ! » est une approbation, il se réfère à ce que tu viens de dire et souligne mon accord. « Voilà ! » ne s’applique qu’à mon propre discours : j’ai dit ! Je n’en suis plus à quémander ton approbation comme à l’époque du « Tu vois je veux dire ». Si j’utilise un déictique, c’est pour ancrer mon discours dans la réalité : ce que je viens de te dire n’a pas un signifié, mais un référent.

« Du coup » n’a pas cette qualité. C’est une charnière, l’élément d’un raisonnement. Dire « du coup », c’est se comporter comme si on doutait, comme si il fallait justifier la logique de son raisonnement. C’est une forme d’inquiétude. Enfin, c’est ce que je pense.

Il y a un blog consacré à cette expression depuis 2006 : http://claudinecholletecrivain.hautetfort.com/archive/2006/09/05/tordons-le-cou-a-l-expression-du-coup.html. J’ai imprimé les commentaires : 30 pages étalées de 2006 à maintenant. Passionnantes. Regardez-les si cela vous intéresse. La personne qui a créé ce blog, Claudine Chollet, écrivaine et enseignante, considère que c’est un outil de manipulation. « Une contrefaçon du mot de liaison ‘par conséquent’, qui a les apparences de l’articulation logique mais occulte un chaînon de l’argumentation pour obtenir l’approbation d’autrui. » Si cela est juste, ce n’est pas très nouveau. Sauf erreur, c’est ce qu’Aristote appelait un enthymème. Pour ma part, je reste donc sur mon hypothèse de l’inquiétude, plus poétique, je trouve.

En tous cas, c’est le « Voilà ! » de July qui m’a permis de mieux comprendre, par comparaison, le sens de « du coup ».

Pour finir par une note d’humour, je vous propose de lire le petit essai de linguistique fiction sur l’évolution possible de « du coup », que j’ai écrit afin de le projeter sur les écrans de ma fac.

« Fin 2015, la prise de conscience qui a commencé à la fac des langues de Nantes gagne du terrain.

Des étudiants originaires du Sillon de Bretagne traduisent « du coup ! » en verlan : « Du ouc ! » L’expression se répand comme une traînée de poudre.

A Marseille, elle mute et devient : « Du outch ! »

Dans toute la France, et jusqu’au Québec, on répète : « Du outch ! Du outch ! Du outch ! »

Vous dites « Du coup ! » : on vous répond illico « Du outch ! » Quelquefois, on ajoute : « Du outch ! Ducon ! »

D’ailleurs, ça devient agressif : « Féchié, arrête de dire ‘du coup’ tout le temps ! »

En mars 2016, à Perpignan, des élèves de CM2 inventent un jeu : chaque fois que tu dis « du coup ! », je te fous une tapette et tu réponds « outch ! »

Le jeu devient national.

L’épidémie de « du coup ! » s’éteint doucement.

A part pour un gonze tombé dans l’eau en raison d’une tapette un peu trop forte. »

1 thoughts on “Serge July, du coup : « Voilà ! »

  1. très rigolo! J’m bien les digressions sur “voila” et “du coup”.
    Du coup je vais les partager ! Outch! Ben voila que moi aussi….

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