Descartes à l’usine

Maxime Billy, Hichem Abbour, “Plan social : derrière les chiffres la réalité humaine”, mai 2014

Plan social : derrière les chiffres la réalité humaine

Une belle présentation sur un format A3, même si ce reportage est insuffisamment illustré.

On peut le lire avec une attention « flottante », sans entrer dans tous les détails, et l’on apprendra déjà beaucoup sur les préoccupations des ouvriers de l’usine PSA, les traites de la maison à payer, les conséquences d’un divorce, les briefings de la hiérarchie, et surtout, la pression, l’isolement, les rumeurs, la délation.

Cependant, ce reportage est très précis. Par exemple, dans la colonne 2, le paradoxe d’une mise en chômage partiel alors que les cadences continuent d’augmenter est parfaitement exposé. La phrase sur l’anxiété causée par cette situation détaille un « premièrement » et un « deuxièmement ». Et si les « jours de chôme » sont moins bien rémunérés que les heures travaillées, le manque à gagner est aussitôt chiffré, dans un excellent réflexe journalistique : « environ 200 euros en moins à la fin du mois pour sept jours en repos forcé. » On peut demander à se faire payer ses heures de repos compensatoire, mais elles sont fonction de l’ancienneté et tout le monde n’en bénéficie pas. Là, je reconnais que j’ai décroché, je ne possède pas les codes.

Ce sur quoi je veux insister ici est que ce sujet est d’une incroyable complexité. Le monde ouvrier est terriblement complexe, plus, probablement, que celui des professions intellectuelles. Vous vous êtes certainement déjà trouvé dans une soirée où pérorent quelques bobos auto-satisfaits, tandis que le « manuel » échoué là, mettons un chaudronnier, qui a longuement hésité à venir, persuadé qu’il est trop « simple » face à toutes ces personnes exquisément cultivées, se renfrogne un peu plus sur son bout de canapé. Finalement, il trouve un bobo avec qui échanger des blagues machistes, histoire de passer le temps. Mais lorsqu’une des convives s’exclame « Frida Kahlo, j’adooore ! », immédiatement suivie par une symphonie de petits cris enthousiastes, « moi aussi ! moi aussi ! », c’en est fait : le Mexique, avec tous ses habitants passés et futurs, compte un ennemi supplémentaire.

Eh bien, non ! Mille fois non ! Ni Frida, ni Diego n’ont mis dans leurs œuvres un dixième de la complexité d’une convention collective de la métallurgie ou de l’automobile ! Les ouvriers, pas plus illettrés que vous et moi, ont « les chiffres en tête », comme disait Godard. La simplicité n’est pas où l’on croit.

Rendre compréhensible

Dès lors, un impératif s’impose à ce reportage : rendre compréhensible, rendre accessible. Parler d’un plan social chez PSA est plus difficile qu’évoquer la réforme de l’université. Le faire en des termes clairs demandera des trésors de pédagogie.

Prenons le premier paragraphe. Il est d’abord question d’un plan social engagé de juin à décembre 2013 et qui a vu le départ volontaire de 1400 personnes. Comme il se doit, l’information sur ce plan social a démarré auparavant, en juin 2012, avec des incitations telles que le versement d’une prime de départ (plus ou moins 50 000 euros, selon l’ancienneté), une aide à la création d’entreprise, auxquels s’ajoute ensuite la mise en place d’un plan de reclassement interne et externe. C’est ici que l’on commence à hésiter. Manque de définition, d’abord : qu’entend-on par reclassement ? Par quels moyens d’influence sur d’autres entreprises opère-t-on des reclassements externes ? Et ceux qui acceptent un reclassement interne ne sont-ils alors pas comptabilisés parmi les 1400 départs ?

La phrase elle-même est bancale : « Ne rencontrant pas un succès suffisant, un plan de reclassement interne et externe est mis en place. » Le sujet de « rencontrer » aurait dû être le plan de reclassement, mais la chronologie s’en trouverait chamboulée. On aurait pu dire : « Devant le succès insuffisant, … » Ce défaut est insignifiant, et pour ma part, en tant que prof, j’ai tendance à ne pas corriger des points de cet ordre.

Même défaut infime, encore, dans la phrase suivante : « Durant les briefings, des entreprises viennent se présenter aux employés et proposer des offres d’emploi. » L’article défini devant « briefings » laisse supposer qu’on en a déjà entendu parler. Il suscite ainsi une sorte d’accélération en condensant les informations « les entreprises organisent des réunions appelées ‘briefings’ », et « lors de ces briefings… » Là encore, c’est tellement infime que je ne corrige habituellement pas.

Passons sur le système de notation qui complète le dispositif afin d’identifier les salariés les plus susceptibles de quitter le groupe.

« Suite à ce plan qualifié de sauvetage de l’emploi… » : encore une petite maladresse. « (…) L’effectif de l’usine est de 4500 personnes pour une ligne de production, alors qu’ils étaient 13 000 pour trois lignes dix ans auparavant. » 4500, cela signifie-t-il qu’en 2013, avant les 1400 départs, ils étaient 5900 ? Probablement. Mais un léger doute s’est néanmoins installé.

Chaque défaut est trop minuscule pour être relevé individuellement, mais mis bout à bout, ils entachent la crédibilité de ce travail pourtant superbement chiffré et argumenté. Sans compter la somme excessive d’informations pour une seul paragraphe. Notez bien que c’est un cauchemar pour l’enseignant qui perçoit que quelque chose cloche, mais ne peut pas raisonnablement « corriger » comme je le fais ici le travail de ses étudiants. D’ailleurs, beaucoup de professionnels ne feraient pas mieux qu’eux.

Descartes

Alors, que faire ? Je dirais : « Appelons Descartes à la rescousse ! »

Dans un passage célèbre de la seconde partie du Discours de la Méthode, Descartes se fixe comme préceptes de « diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre », puis de « conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés. »

Bien sûr, je ne vous propose pas de rédiger selon ce principe : cela donnerait « L’Éthique » de Spinoza au lieu d’un reportage. Je vous suggère d’utiliser la méthode cartésienne pour votre travail préalable, dès lors que votre sujet atteint un certain degré de complexité.

D’abord, comprendre soi-même : posez les éléments par terre comme un jeu de construction. Les périodes : il y a 10 ans, juin 2012, juin à décembre 2013. Les diverses actions en vue d’inciter les ouvriers au départ : prime, aide à la création d’entreprise, plan de reclassement interne et externe, offres d’emplois proposées par les entreprises, identification des salariés les plus susceptibles de partir. Les chiffres : les montants des aides ; les ouvriers partis, reclassés, en interne, en externe. Vérifiez bien sûr toutes les définitions. Assurez-vous que tout est clair.

Ensuite, se rendre compréhensible par les lecteurs : hiérarchiser les informations, les mettre dans un ordre (pas nécessairement chronologique), définir le rythme de transmission des informations selon leur degré de nouveauté, prévoir des explications, des exemples, narrativiser le cas échéant.

Enfin, raccourcir : tailler, limer, condenser, élaguer.

Ceci n’est pas une méthode à employer à chaque fois. Elle est réservée aux cas difficiles et complexes, comme ce projet fantastique de restituer ce qui occupe les esprits d’ouvriers menacés par les transformations de leur entreprise.

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