Dans Charlie Hebdo de cette semaine, un reportage très intéressant d’Antonio Fischetti intitulé « Comment j’ai fait passer cinq migrants en France », qui relate la traversée périlleuse en pleine montagne de la frontière entre l’Italie et la France, avec des cols où l’on s’enfonce dans la neige jusqu’aux épaules, à moins de se perdre, de chuter ou d’être pris dans une avalanche.
Loin des faux-semblants de l’objectivité, le reporter est doublement impliqué : 1) son propre père a franchi cette frontière en 1948 comme des centaines de milliers d’autres Italiens ; 2) loin de rester « observateur », il finit par renseigner, puis carrément accompagner, un groupe de 5 migrants pour traverser la frontière vers la France, et ensuite rechercher un taxi, puis un bus, avec eux.
Raymond Aron parlait d’un « spectateur engagé ». Le rapport entre l’observation et l’action, que j’ai mentionné à la fin de mon dernier post, est ici illustré de façon extrême par une équipe de télévision italienne qui demande aux migrants s’ils vont traverser la frontière à pied la nuit suivante. Et ce faisant les y incitent, contre l’avis des associations pour qui cela est beaucoup trop dangereux. On sait depuis Einstein au moins que la présence d’un observateur modifie la réalité observée…
Ces Italiens étaient-ils prêts à filmer une odyssée catastrophique sans porter secours aux migrants au cas où elle aurait mal tourné. Le reportage de Fischetti nous rappelle la loi qui, certes, interdit de faciliter l’entrée illégale d’étrangers sur le territoire français, mais fait aussi obligation de secourir une personne en danger.
Personnellement, je préfère de loin un reportage se situant dans le prolongement du ‘New Journalism’ des années 1960 et qui assume sa partialité, à un reportage prétendant à la position confortable d’un strict ‘observateur’ qui « se lave les mains » de ce qu’il voit, et rentrera ensuite finir la nuit dans son hôtel. Cela me rappelle un peu une ancienne publicité pour les shampoings Timotei centrée sur la promesse de « naturel », avec l’image d’une jeune fille blonde dans un pré à laquelle il a sans doute fallu faire subir des heures de maquillage pour produire artificiellement cet effet de naturel. Tout l’inverse des décors de cinéma de Hitchcock ou Almodóvar, par exemple, qui ont au moins cela de vrai de revendiquer leur fausseté, leur facticité (cf. mon article « Le vrai, le faux et le factice dans ‘Femmes au bord de la crise de nerfs’ de Pedro Almodóvar », Voix Off n°1, CRINI, Nantes, 1997).
Mais quand j’écris que l’équipe de télévision « se lave les mains » de ce qu’elle aura filmé, je suis malheureusement en deçà de la réalité. Il est bien plus probable qu’ils raconteront ce qu’ils auront vu comme s’agissant d’une « expérience ». Les médias, mais aussi le tourisme, ont développé de nouvelles formes de consommation « bavardes » qui remplacent l’aventure, désormais rare dans nos sociétés (l’aventure toute bête de la découverte ou de la rencontre, associées au risque de se perdre, et qui réclament un minimum de temps et de patience), par des expériences dûment facturées qui donnent matière à de nouveaux récits formatés et « plus vrais que nature »… Cette semaine dans Ouest France, on trouvait ainsi, par exemple, la présentation d’un gîte qui proposera bientôt de passer la nuit dans une ruche au milieu des abeilles.
Je repense aussi à ce 1er janvier de tempête quelque peu déprimant, à Batz-sur-mer, au milieu de centaines de touristes ravis de photographier des vagues exceptionnelles, extraordinaires, la mer devenue spectacle démesuré, qu’ils raconteront à leur retour avant de passer à autre chose : je préfère, je crois, regarder la mer au jour le jour, au quotidien, dans un ordinaire loin, très loin de la banalité.