Nous revoici dans la période de l’année où germent les idées de reportages, encore un peu floues parfois. En ce moment, je demande systématiquement à mes étudiants de prendre deux ou trois semaines pour mener une première approche de leurs sujets et réfléchir sur le choix de leur angle avant d’engager l’enquête de terrain proprement dite.
En voici deux exemples : les cafés polyglottes à Nantes, et un club de karaté à La Roche sur Yon.
Sur les cafés polyglottes, les trois étudiantes n’ont encore qu’une vague idée. D’ailleurs, elles ne s’y sont encore jamais rendues. Leurs questions : faut-il en choisir un, deux ? Qui les fréquente ? Avec quelles motivations ? J’engage la discussion en leur disant ce que je ferais si j’étais à leur place. Mon exposé est un peu long, mais il s’agit de leur donner un exemple, pour voir en quoi pourrait consister un angle, et en les laissant libres, bien entendu, de mener leur propre réflexion et de m’en reparler ultérieurement.
Peur de déranger
Les cafés polyglottes sont des lieux où des Français et des natifs de différentes langues se réunissent, une fois par semaine, pour parler ensemble dans une langue donnée. Différents niveaux s’y côtoient, différentes catégories également : étudiants, chômeurs, salariés. Pour ma part, j’observe souvent la pratique des langues à la fac. Des étudiants, qui cumulent en général 10 ans d’anglais depuis le début du collège, n’osent pas s’adresser dans leur langue aux étudiants étrangers qui sont nombreux dans les cours. Ils ont peur de déranger, peur de se faire remarquer par les autres, ils ne savent pas quoi leur dire. Ce n’est pourtant pas compliqué de dire une ou deux banalités comme on le fait spontanément avec sa boulangère ; mais non, cela ne sort pas !
Cela va parfois très loin. Dans un de mes cours du 1er semestre, je parlais parfois pendant la pause avec une Espagnole assise au premier rang. Deux étudiants français assis derrière elle me demandent un jour combien de langues je parle. Lorsque je leur dis qu’il peuvent, et même devraient, faire la même chose que moi, qu’il est essentiel de pratiquer les langues que l’on étudie, et que l’on a tous les jours l’occasion de le faire à la fac, ils me disent qu’ils n’osent pas. Puis l’un s’enhardit : on n’ose pas parce qu’on manque de pratique, rien n’est organisé par la fac pour faciliter les rencontres avec des étrangers. Je me retiens de ne pas bondir : dans ce cours, tous les jeudis matin, comme dans d’autres, ils ont cette Espagnole de leur âge assise devant eux, une Anglaise à côté, une Russe un peu plus loin, des Chinois au fond de la salle… Il faudrait juste qu’ils arrivent à franchir le pas, cela ne tient qu’à eux.
Les étrangers, quant à eux, ne demanderaient pas mieux. J’ai corrigé dernièrement un reportage rédigé par trois Britanniques qui se plaignaient de la « froideur » des étudiants français, qui « ne leur manifestent aucun intérêt » et qui ne leur adressent jamais la parole. Quel gâchis, tout de même !
Mes trois étudiantes acquiescent et reconnaissent volontiers leurs contradictions, et une timidité insurmontable. Elles disent parler anglais lorsqu’un étranger cherche son chemin dans la rue, ou bien en voyage, entre non Anglophones, ce qui est plus facile. Mais à la fac, non. Elles reconnaissent éviter de « prendre l’accent » lorsqu’elles révisent ou font des exercices à plusieurs, pour ne pas paraître prétentieuses, ne pas avoir l’air de « se la jouer », et elles perpétuent cette habitude développée au lycée d’arborer un lourd accent français comme une bouée de sauvetage. J’insiste encore un peu en soulignant que cette contradiction doit leur peser, car les langues sont en fait leur spécialité, qu’elle se présenteront peut-être dès l’année prochaine à des emplois sur la base de leurs compétences en langues. Elles me disent qu’elles ont des cours dans des domaines spécialisés, la langue de l’entreprise, la langue de l’économie, mais qu’elles ne savent pas mener une conversation sur un sujet quotidien. Je suis persuadé que cela les conduit à douter de leurs capacités et entravera leur confiance en elles lorsqu’elles arriveront sur le marché du travail.
Franchir le pas
Alors, qu’en est-il de ces cafés polyglottes, qui ne sont pas suffisamment utilisés alors qu’ils sont justement conçus pour faciliter les contacts et la pratique des langues ? Ni elles, ni moi ne le savons de façon précise, mais on peut imaginer que les participants doivent à un moment donné surmonter leurs craintes et franchir le pas, se lancer, afin de s’exprimer dans une autre langue. Personnellement, c’est cela qui m’intéresserait. Comment un déclic finit-il par se produire ? Qu’est-ce qui le favorise ? Quelle expérience chacun fait-il de ce passage, de ce franchissement ? Que se passe-t-il après ? Et de quoi parle-t-on quand on commence à s’exprimer spontanément sans trop réfléchir ?
C’est autour de cette idée d’un déclic que j’essaierais de construire une réflexion, un ensemble de questions que je me poserais, et qui commencerait à ressembler à une problématique ou à un angle. Pour cela, pour « enrichir la problématique », il faut aller encore plus loin. J’utilise les réflexions que ces étudiantes partagent avec moi pour poursuivre.
L’une d’entre elles a particulièrement insisté sur la peur du jugement des autres. Je lui ai fait remarquer qu’il vaut mieux avoir peur du jugement d’un autre dont, après tout, on se fiche, qu’avoir peur de ne pas trouver de travail parce qu’on doute de ses compétences et qu’on n’a pas saisi les opportunités pour les développer. Et c’est de cette peur elle-même qu’il faudrait faire le cœur du sujet. Nous vivons dans une société qui est à de nombreux égards anxiogène. Tout particulièrement pour les jeunes qui se demandent de quoi leur avenir sera fait, que ce soit au niveau professionnel ou plus largement de la société dans laquelle ils vivront. On craint la différence, on a peur de l’« autre », parfois de soi-même ! Or, lorsqu’on étudie les langues, on se spécialise dans l’international, on s’apprête à exercer dans des domaines où prévalent les relations interculturelles. Alors, qu’en est-il de ces peurs, qui sont souvent irrationnelles ? A quoi et à qui s’appliquent-elles ? Et comment arrive-t-on à les vaincre ? A susciter ce « déclic », justement, qui permettra de ne plus être sur la défensive ? Voilà un axe éventuel de réflexion qui permet d’aborder la situation des personnes dans les cafés polyglottes, de s’intéresser à leur expérience, de savoir comment orienter des interviews.
Je reconnais que cette conversation a été longue : elle nous a pris une bonne vingtaine de minutes. Mais avant de savoir quelles questions poser lors des interviews, il faut savoir quelles questions on se pose à soi-même en s’engageant dans un reportage, qu’est-ce que l’on a envie de savoir. Ici, cette question de la peur me paraît essentielle, vitale…
Faire un détour
La construction de l’angle passe par un détour. On va aborder une réalité d’un certain point de vue, qui est, en partie au moins, extérieur à cette réalité. Ce point de vue doit avoir une certaine « richesse », car c’est en posant des questions intéressantes que l’on a des chances d’obtenir des réponses intéressantes. Le détour dont il est ici question n’est pas toujours accepté par des étudiants « pressés », qui mesurent leur temps et leur engagement et souhaiteraient aller droit au but. D’autant plus qu’il y a des risques d’erreur. On peut se tromper, partir sur des pistes qui se révèlent sans débouchés. Moi-même, je ne peux faire ce type de suggestions qu’à des étudiants qui manifestent une ouverture d’esprit, une confiance et une disponibilité.
Cela me rappelle une attachée de presse qui me disait qu’elle envoyait des mots individuellement aux journalistes pour leur suggérer des angles sur mesure en fonction de leurs centres d’intérêt. Elle travaillait pour Jean-Marc Ayrault à la Mairie de Nantes et on peut penser qu’il avait tout lieu d’être satisfait de ses services ! Chaque journaliste aborde un sujet avec son passé, les études qu’il a faites, ses expériences, ses interrogations. C’est sur cette base qu’il est capable de « questionner » le sujet auquel il est confronté.
Pour ma part, j’ai souvent réfléchi ces dernières années sur le thème de l’altérité, y compris dans ma vie personnelle. J’ai tenté (sans beaucoup de succès) de développer des liens entre les étudiants français et étrangers dans ma fac lorsque j’étais chargé de mission à la communication. J’ai lancé à la rentrée dernière un projet de parrainage des étudiants internationaux qui a suscité un certain enthousiasme, mais qui a été saboté par la mauvaise volonté des uns et la négligence des autres, dommage ! Quant au rôle de la peur, c’est une constatation que j’ai faite assez récemment et sur laquelle j’essaie aussi de réfléchir. Il est donc logique que si l’on me soumet un sujet comme celui des cafés polyglottes, je sois tenté de l’aborder avec ces outils qui font partie de mes préoccupations. Je ne les impose pas à mes étudiantes : elles mèneront leur propre réflexion et arriveront, je l’espère, à rebondir sur les remarques que je leur fais.
Surmonter la peur
Plus tard, je parle avec deux garçons qui veulent faire leur reportage sur un club de karaté. Ils voudraient parler des projets d’avenir de ce club auquel l’un d’eux appartient, de ses perspectives. D’emblée, j’attire leur attention sur la différence entre un reportage et un simple dossier. Un reportage s’intéresse avant tout à la dimension de l’humain. Ce n’est pas le club en lui-même, mais ceux qui en font partie qui peuvent constituer l’objet du reportage. L’idée qui me vient à l’esprit n’est pas très originale : je leur dis qu’il doit y avoir certains membres qui ont 60 ans et d’autres 10 ou 12 ans, et qu’il serait intéressant de voir quel type de relations ils développent entre eux.
Celui qui fait partie du club semble en tous cas bien comprendre ce que je demande. Il m’explique qu’il est passé professeur. Je relève qu’il ne dit pas « prof », mais accentue les trois syllabes du mot « professeur », comme s’il était encore surpris de l’honneur qui lui a été fait. Oui, c’est la dimension humaine qui le motive dans son activité et qui l’intéresse avant tout. Ce rôle de professeur me paraît un bon point d’entrée dans le sujet : quelles qualités faut-il pour l’exercer, comment les acquiert-on, qu’est-ce qu’on transmet aux élèves ?
Affaire à suivre, nous manquons de temps pour poursuivre la conversation. Je conclus en incitant le deuxième étudiant à jouer son rôle de « naïf » extérieur au club pour compléter le premier. Ce n’est que quelques minutes après les avoir quittés que les idées se bousculent dans ma tête !
Il y a un angle qui consisterait à s’intéresser à tout ce qu’on apprend en pratiquant le karaté et qui n’est pas le karaté lui-même. Le respect, la maîtrise de soi, la rigueur, la sobriété, que sais-je encore ? Ce sont des contenus humains et non pas techniques. L’entraînement aux techniques du karaté est nécessaire pour les développer, mais ils vont au-delà. Parmi ces contenus, que je connais mal car je n’ai jamais pratiqué le karaté et très peu d’autres arts martiaux, il y en aurait un autre qui s’impose plus encore : le rapport à la peur. A nouveau ! Acquérir du sang-froid, surmonter la peur, développer une confiance en soi. Comment l’entraînement opère-t-il et la transmission de professeur à élèves se fait-elle ? Quelles formes prend cette victoire sur la peur dans la vie de tous les jours ? Est-on mieux préparé, quand on a pratiqué le karaté, pour aller passer un entretien de recrutement, pour affronter des expériences difficiles, peut-être même pour réussir ses études à la fac ?
L’idée ne mène peut-être nulle part. Je n’ai pas encore pu en discuter avec mes deux étudiants ! Mon but est ici simplement de montrer à quel type de réflexion correspond la recherche, ou plutôt la définition, l’élaboration, d’un angle dans les débuts d’un reportage. Une réflexion faite de créativité, d’une immense curiosité, d’un sens assez méthodique de l’exploration, et peut-être aussi de la mise en place d’un contexte où l’on n’a pas « peur » de se tromper lorsque l’on énonce des idées qui ne reposent parfois que sur une frêle intuition !