Les casseurs, les casheurs, les tasoeur…

Bientôt, je vous mettrai des reportages réalisés par mes étudiants de LEA3 de cette année. Ils sont en cours de finition. En attendant, il y a un sujet qui me démange : l’utilisation permanente aux infos du mot « casseurs » relève-t-elle d’un jugement de fait ou d’un jugement de valeur ?

Il faut se rappeler que, pour quelqu’un de ma génération en tous cas, le terme « casseurs » n’est pas si ancien. Il a été créé de toutes pièces par Jacques Chaban-Delmas en 1970. Chaban a été le Premier ministre de Georges Pompidou de 1969 à 1972. On se souvient de cette période comme celle d’une relative libéralisation, notamment dans les médias. Pourtant, c’est à cette époque que fut votée une loi finalement abrogée par la gauche en 1982 : la « loi anti-casseurs ». Et pour l’occasion, Chaban ou ses conseillers (mais il est capable d’avoir trouvé cela tout seul, car c’était une pointure sur le plan littéraire, et les communicants n’étaient pas encore aussi pointus à l’époque) avait lancé la formule : « les casseurs seront les payeurs. »

Un peu plus de 45 ans, donc, que le mot revient dans tous les reportages, tous les comptes-rendus de toutes les manifs occasionnant de la « casse ». Et avant ? En 1968, par exemple ? Eh bien, le mot n’existait pas. Il n’y avait pas de « casseurs ». D’une certaine façon, tout le monde cassait plus ou moins, s’entraînait mutuellement, se laissait gagner par la rage (ah ! le mot n’était pas très employé non plus : on disait plutôt « colère ».) Pas si différent de maintenant, finalement… Sauf qu’un mot, un seul, suffit à tracer une limite entre les fauteurs de troubles (terme peu utilisé actuellement) et les manifestants pacifiques. Et à suggérer une analyse sur le ton de l’évidence.

« Pacifiques », d’ailleurs ? Mais cela me fait penser aux « innocents » !! Il y a longtemps, 35 ans à peu près, je visitais la documentation de Radio-France en essayant, un peu désespérément, d’alimenter ma thèse de doctorat. Et son directeur de l’époque me disait : c’est difficile de classer les archives de la guerre d’Algérie / d’Indépendance (nous y voilà déjà !) Toutes les actions menées par le FLN (parti luttant pour l’indépendance de l’Algérie) ont été classées à l’époque sous la rubrique « terrorisme ». Faut-il conserver dans nos archives cette dénomination, alors que le FLN a gagné la guerre contre la France et que nous entretenons maintenant des relations diplomatiques avec eux ?

Par chance, le mot « terrorisme » a regagné son territoire d’origine. En sera-t-il un jour de même pour le mot « casseurs » ? Rarement un mot a autant influé sur l’analyse de situations. Un certain Bourdieu, sociologue, qui a bien connu l’Algérie, expliquait que la lutte des classes, ce sont aussi des luttes de classements…

Les graffitis de ces dernières semaines – casseurs / casheurs, etc. – sont peut-être le point de départ d’un nouveau glissement sémantique qui réparera à terme, osons l’espérer, le coup de force de Chaban il y a 45 ans.

Si des apprentis journalistes lisent ce texte, creusez la question, proposez un sujet d’exposé, et commencez à vous poser quelques questions de base : qui sont réellement les « casseurs » (à part le fait d’être désignés ainsi) ? Quels sont leurs rapports avec les autres manifestants ? Y a-t-il un sens à parler de degrés entre : être pacifiste (et s’en prendre plein la tête…), lancer un oeuf, un caillou, un pavé, un extincteur ? Et autre bonne question : sur qui les lance-t-on ? Sur les CRS, les journalistes, d’autres manifestants ? Et pourquoi ?

PS (8.5.16) : le 3 mai, un commandant de police de 51 ans a été jeté à terre, son casque arraché, et il a été frappé à la tête à coups de pieds et de barre de fer. Il a été transporté inconscient à l’hôpital. C’est indigne, révoltant, autant que le tabassage du jeune lycéen de Henri Bergson. Moralement, c’est même pire encore : lorsqu’une foule lynche un homme, c’est une violence particulière qui ramène à notre mémoire des images de pogroms et de ratonnades. La violence réclame de nous un effort de clarification : des faits, des témoignages, des analyses. Voici les documents qui m’ont paru les plus utiles parmi ceux vus ces derniers jours :

http://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/comment-nantes-revoltee-donne-le-ton-des-manifs-4203268

http://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/violences-la-revolte-des-policiers_1435906.html

https://www.monde-diplomatique.fr/2016/05/DIDI_HUBERMAN/55440

(Pour ce dernier, seul le début de l’article est en libre accès.)

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