Des arrestations qui tombent à pic

J’essaie en permanence de montrer qu’il n’est pas dans la logique des médias, en France et à notre époque, de « manipuler » l’opinion. Qu’en revanche, ils suivent une pente sensationnaliste, spectaculaire, paresseuse, pressée, superficielle. Les effets produits ressemblent parfois à ceux que susciterait une manipulation, mais un minimum de rigueur reste indispensable pour opérer de nécessaires distinctions, et pour éviter les pièges du complotisme qui se développe à vive allure.

Pourtant, ce soir, c’est bien à une manipulation que nous avons probablement assisté, pour autant que je puisse en juger. Et cela me désole d’en être réduit à dénoncer ce type de procédé qui nous ramène trois ou quatre décennies en arrière.

La machine de l’information est complexe. Hier, un reportage du 20 heures de France 2 montrait les réactions d’habitants du 16e arrondissement de Paris face au projet de construire près de chez eux un foyer pour « personnes en difficultés ». L’humour corrosif du commentaire laissait transparaître une grande liberté de ton chez certains journalistes de cette rédaction. (http://blog.francetvinfo.fr/oeil-20h/2016/03/15/foire-dempoigne-dans-le-16e-contre-un-centre-dhebergement-durgence.html)

Ce soir, cependant, le même journal télévisé ouvre sur un premier titre à nous glacer le sang : « Une cellule de 4 personnes arrêtées en région parisienne. L’un des hommes était soupçonné de préparer des actions violentes. Le niveau de la menace reste élevé, commente François Hollande. (…) On ira aussi à Bruxelles où la traque se poursuit. » (http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/jt-de-20h-du-mercredi-16-mars-2016_1352357.html)

On apprend toutefois bien vite que le dénommé Youssef était déjà assigné à résidence depuis sa sortie de prison. Les éléments saisis lors de la perquisition prêtent à sourire : une cartouche, un pistolet d’alarme, des clés USB, un ordinateur. Et lorsque David Pujadas demande «Que sait-on des projets de cet homme et de ses complices ?», l’envoyé spécial qui se gèle devant le siège de la DGSI répond de la manière suivante : « Les services de renseignements évoquent un embryon de projet, une intention de passer à l’acte. Quant à savoir où et comment cela aurait dû se passer, pas de réponse ce soir. Aucune cible identifiée, aucune arme retrouvée. » (http://www.francetvinfo.fr/monde/terrorisme-djihadistes/menace-terroriste-que-sait-on-du-projet-d-attentat-terroriste-dejoue-a-paris_1362439.html) Cela tranche tellement avec tout ce que nous a dit Pujadas jusque là qu’on en viendrait presque à supposer dans cette réponse un mouvement d’humeur, faisant suite, qui sait ?, à une discussion orageuse en conférence de rédaction ou après. J’en suis réduit à faire des hypothèses.

 En tous cas, le moins qu’on puisse dire est que les journalistes ne disposent pas de  beaucoup de « biscuits » pour développer cette information dont on fait les gros titres. Mais qu’une telle info, gonflée si ce n’est bidonnée, n’est pas sans incidences sur les esprits à la veille du mouvement de grève et de manifestation de jeudi contre la Loi Travail. La peur n’incite pas à aller aller s’exposer dans des manifestations de rues. Elle incite aussi à resserrer les rangs, plutôt qu’à lutter pour ses idées face à des adversaires politiques.

La séquence des actions qui ont conduit à faire remonter ainsi la thématique du terrorisme en tête des journaux télévisés commence par une opération de police menée le matin face à un danger relativement flou, voire surestimé. Mais la communication, vers l’AFP et quelques autres médias, se chargera d’en réorganiser le storytelling. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, cafouille-t-il quelque peu et peine-t-il à convaincre (« Cet individu aurait pu être en contact avec des individus en Syrie ») ? Ce n’est pas grave : ce sera le travail des services de communication que de remettre les mots à leur place et de construire une histoire crédible et suffisamment spectaculaire, « sexy », dites-le comme vous voulez, pour amorcer le mécanisme de la machine médiatique. Pour faire bonne mesure, le président de la République en personne, en visite au salon du Livre, est mis à contribution pour rappeler que le niveau de la menace terroriste reste très élevé. Côté médias, il suffit ensuite de quelques journalistes prêts à jouer les « relais ».

Voilà, désormais, qui ressemble fichtrement à une « manipulation ». Ne pas se contenter de parler, mettre les mains (le « mani » de manipulation) dans le cambouis. Puis user de « ruse », qui est le critère même de la manipulation. Philippe Breton, dans un petit livre indispensable paru en 2008, « Convaincre sans manipuler », explique que « ce qui caractérise la ruse, c’est la dissimulation des procédés utilisés ». La stratégie politique qui a permis d’emporter l’adhésion décisive de la CFDT (et de la FAGE dans les universités) à l’aide de concessions sur plusieurs points du projet de loi, se double donc d’une petite ruse tactique : jouer « subrepticement » sur la hiérarchie de l’information à la veille de la journée décisive. Relancer le thème de la menace terroriste, faire la jonction avec l’opération menée en Belgique depuis la veille. En forçant certes un peu le trait, afin de ramener sur le devant de la scène un thème anxiogène.

Les choses se sont-elles passées à peu près comme je le suppose ici ? La réponse ne peut venir que de ceux qui ont relayé cette information dans telle ou telle rédaction, et se sont forcément rendus compte qu’elle manquait de consistance.

Une manipulation de cet ordre est-elle grave ? Oui, évidemment. Si cela était confirmé, ce serait un désastre pour la liberté de la presse et pour celle des citoyens. La défiance vis-à-vis des médias ne peut qu’empirer encore. Vous me direz que le cynisme n’est pas un fait nouveau dans les cercles du pouvoir. Certes, mais il est incroyable que l’on puisse désormais ficeler une telle opération en une journée, avec toute la souplesse que permet la capacité à saisir les opportunités à l’instant même où elles se présentent.

Est-elle efficace ? Oui par certains aspects, car les effets rhétoriques de la machine médiatique suffisent à rendre crédible une information aussi peu avérée. Mais qui touche-t-elle ? Les acteurs de la journée de demain sont surtout les jeunes. Sont-ils sensibles aux thématiques de la peur ? Regardent-ils les grands médias ? Je vous laisse répondre…

Nous aurions donc une manipulation orchestrée par quelques personnes bien placées (inutile d’être nombreux) qui tentent un « coup ». Mais dont les limites tiendraient à une exagération que je ne suis certainement pas le seul à avoir remarquée, et à un calcul très approximatif quant aux cibles qu’une telle opération est censée toucher.

Je ne vous cache pas que je n’aimerais vraiment pas devoir me spécialiser dans la reconstitution ou le dévoilement de ce type d’intervention en vue de modifier la hiérarchie de l’information. Je préfère de beaucoup analyser des mécanismes « non délibérés », résultant des interactions entre toutes les facettes d’un mode global de fonctionnement de médias, plutôt que d’être conduit ainsi à dénoncer des sophistes maladroits dont la ruse ne réussit que grâce à la servilité de quelques journalistes et présentateurs et à la crédulité d’une partie du public.

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