La notion d’angle journalistique : Gilles Deleuze, Akira Kurosawa

Depuis 50 ans environ, le principe de l’information journalistique a changé. Le but n’est plus d’épuiser les données de l’événement afin d’en donner une vision « objective ». Objective comme l’étaient la physique, la chimie ou la médecine au 19e siècle, c’est-à-dire que l’observation tentait de se rendre indépendante de l’observateur (et de sa subjectivité). Le même résultat devait être obtenu quel que soit l’observateur. C’est en grande partie ce qu’on appelle le positivisme.

Le journalisme a intégré dans les années 1960, un demi-siècle après Einstein, ce que celui-ci proposait dans ses articles sur la relativité de 1905 : l’observateur fait partie de l’équation. Toute observation suppose un point de vue, en mouvement ou même en accélération de la même façon que le phénomène observé. Rien ne sert de vouloir en faire abstraction, il y aura toujours un reste de subjectivité. D’ailleurs, à la même époque, Max Weber contestait lui aussi l’objectivisme positiviste. Une recherche sur un phénomène social s’appuie sur des questions, et le choix des questions est une prérogative du chercheur, que son expérience et sa culture, éléments éminemment subjectifs, aideront à déterminer lesquelles sont spécialement pertinentes. Ce que l’on appelle définir une problématique.

Demander à un journaliste d’être objectif est maintenant aussi absurde que de réclamer la même chose à un physicien ou à un sociologue. Le journaliste pose des questions, il interroge. En physique comme dans les sciences sociales, le champ des questions possibles à une époque donnée s’appelle un paradigme.

Le courant du New Journalism, de Norman Mailer à Tom Wolfe dans les années 1960 aux Etats-Unis, n’est pas étranger à cette révolution. Il ne s’agit plus seulement de recenser des faits, mais de les comprendre. Les 5 W (qui ? quoi ? où ?…) ne sont plus l’alpha et l’oméga de la factualité. L’empathie, l’intuition, le sens du détail et de la nuance ont acquis droit de cité. Le bouillonnement américain des années 1960 – les émeutes des ghettos noirs, le mouvement hippie… – ne se laissait pas « décrire ». Il réclamait une « rencontre », ils suscitaient une remise en question, des « interrogations ».

L’histoire de ce bouleversement reste à écrire. De même que celle de la jonction avec les réflexions et la pratique de journalistes français marqués par le courant des « sciences humaines » ainsi que par les événements de mai 1968. Hervé Brusini et Francis Jammes s’étaient approchés de cette compréhension, dans un ouvrage « foucaldien » resté quasiment sans postérité : « Voir la vérité » (PUF 1982). J’ai failli pour ma part il y une vingtaine d’années, à l’époque d’une collaboration avec Denis Ruellan : quelque chose me manquait alors pour saisir le contexte épistémologique dans lequel a émergé la notion d’angle. L’état de notre réflexion d’alors se trouve dans un article de la revue Réseaux : « Technicité intellectuelle et professionnalisme des journalistes » (vol. 11, n°62, 1993).

Je ne développe pas plus dans l’immédiat. J’y reviendrai certainement. Néanmoins, je ne suis pas historien et ce travail est urgent : la notion d’angle est devenue la plus centrale dans la pratique des journalistes. Pas seulement en France, d’ailleurs, dans le monde entier. Or, tout ce qui a été publié sur le sujet jusqu’à présent est en général purement technique. J’aimerais qu’un jeune thésard lise ceci (et me tienne au courant de ce qu’il en fera…)

Pour aujourd’hui, je voudrais seulement vous raconter que j’ai revu « Les sept samouraïs » à la télé avant-hier. Que j’ai naturellement lu deux ou trois choses ensuite sur Kurosawa, puisque je fais des cours sur le cinéma. Et que je suis curieux du Japon. Que je suis bien sûr retombé, une fois de plus, sur Deleuze. Et que l’un et l’autre, l’un aussi immense que l’autre, ont exprimé des choses essentielles sur le sujet qui nous intéresse.

Une phrase, d’abord. De Deleuze. Presque maladroite, mais écrite évidemment dans l’urgence, et avec le désir de mêler l’oral de ses cours (admirables, dispos en podcasts sur internet) à l’écrit de ses livres (admirables tout autant) : « S’il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur ce point précis : l’urgence d’une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d’abord chercher quelle est la question plus pressante encore. C’est ce que Kurosawa aime dans la littérature russe, la jonction qu’il établit entre Russie-Japon. » (L’image-mouvement, p.257, Éd. de Minuit, 1983)

Vous n’avez pas bien compris ? Ce n’est pas grave, laissez-vous chambouler ! Jugez l’emphase, l’assurance no limit du philosophe, qui reconstitue en trois mots ce que le cinéaste, japonais qui plus est, suicidaire au cas où vous auriez manqué un épisode, a de plus intime.

Deleuze dit que le cinéma de Kurosawa remplace la situation par une question. Toujours pas compris ?

Nous sommes au 16e siècle. Kanbei, le chef des samouraïs, étudie longuement les données du problème. Il trace un plan du village, menacé par les brigands. Il distingue les quatre points cardinaux. Décide d’inonder l’une des issues, etc. On dirait un jeu de go. L’action, la bataille contre les brigands, n’occupe qu’un petit tiers du film. Cette action n’est pas seulement une réponse à la « situation ». Elle répond à une question. Une question qui est cachée dans la situation, qui la « hante ».

Quelle question ? Deleuze écrit quelque part qu’il n’y a pas seulement de mauvaises réponses, mais aussi de mauvaises questions. Je devrais m’arrêter là, vous avez déjà largement matière à réflexion !!!

Mais je dois vous livrer une réflexion très journalistique. Le site www.cineclubdecaen.com, excellent par ailleurs, expose tout ce que je viens de vous raconter : « Il faut arracher à une situation la question qu’elle contient », dit-il. Sauf… Sauf que vous pourrez lire jusqu’au bout l’article sur « Les sept samouraïs », vous ne saurez toujours pas de quelle question il s’agit. Heureusement, l’article cite ses sources : chapitre 11 de « L’image-mouvement ». Je savais que Deleuze n’aurait pas mentionné l’importance d’une question sans dire de quelle question il s’agit.

Oui, p. 260 : « S’ils ne s’imprègnent pas seulement des données physiques du village, mais des données psychologiques des habitants, c’est parce qu’il y a une question plus haute qui ne pourra se dégager que peu à peu de toutes les situations. Cette question n’est pas : peut-on défendre le village, mais : qu’est-ce qu’un samouraï, aujourd’hui, juste à ce moment de l’Histoire ? Et la réponse, qui viendra avec la question enfin atteinte, sera que les samouraïs sont devenus des ombres qui n’ont plus de place chez les maîtres ni chez les pauvres (les paysans ont été les vainqueurs). »

Voilà, c’est tout. C’est une leçon de journalisme.

À part une chose : ici, une situation – ou un événement, peu importe – suscite une question. Sa question structurante, intime. Moi, dans mes cours, je dis toujours que pour chaque sujet, on peut trouver au moins 10 angles. Ennuyeux, non ? Ou bien vous vous en fichez ? Évidemment, certains angles sont meilleurs que d’autres. Plus « pertinents ». Mais quand même…

Je vous laisse réfléchir.

 

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