Antoine Rouxel, Clint McLaren, Le Game Over, mai 2014
Ce reportage est lumineux, au propre et au figuré. C’est certainement l’un de mes préférés. Mais je dirai qu’il est lumineux jusque dans ses défauts : fautes assez nombreuses de ponctuation (que je n’ai pas pu corriger sur le fichier), et définition trop tardive de l’angle.
Lisez-le et « regardez-le » tranquillement, pour le plaisir, puis revenez si vous le souhaitez à ce commentaire, où, sans vouloir faire le rabat-joie, je vais m’appuyer sur ces petits manques pour présenter une partie des principes de ponctuation, puis justifier ma critique au sujet de l’angle.
La ponctuation
La ponctuation, de même que l’orthographe, n’est pas une question de principe. Il est clair que la langue écrite évolue, et que ce qui est considéré comme une faute aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans 10 ans (et ne l’était peut-être pas dans le passé). Je ne suis pas prof de français, et mon rôle n’est donc pas d’enseigner à respecter l’Académie ! En revanche, en communication, les règles de ponctuation et d’orthographe, renvoient à une notion de professionnalisme, qui est elle-même en relation directe avec une autre notion, celle de crédibilité. Envoyez sans les relire une demande de subvention ou une lettre de motivation, et revenez m’en donner des nouvelles…
Je vous propose de regarder la page 3 de notre reportage. Vous y trouverez des fautes d’inattention : point oublié, majuscule après une virgule… Disons que c’est dommage, vu la qualité du reportage. Ensuite, il y a les difficultés liées à l’usage des citations. Ces deux étudiants, comme d’autres, m’ont dit qu’ils avaient voulu retranscrire le style oral du matériel recueilli. C’est une vraie question, qui mérite réflexion. L’usage journalistique consistant à supprimer les « euh », les répétitions, les phrases commencées et non terminées, a des effets pervers : il donne du style à des propos qui parfois n’en ont pas… Et quand je dis du style, c’est parfois une crédibilité (nous y revoici) politique. Il faut se faire à l’idée que les guillemets, qui semblent ouvrir vers un niveau de discours plus proche du réel, si ce n’est vers le réel lui-même, sont en réalité les instruments d’un tour de passe-passe où l’on donne pour du vrai, du dit textuellement, quelque chose qui a été réécrit par le rédacteur, alors que le texte rédigé, pour le moins, annonce la couleur.
Revenons à la page 3. Lorsque l’on retranscrit : « J’aime ce bar parce qu’il est novateur, l’idée est sympa d’y avoir une ambiance gamer, avant je jouais chez moi avec des potes ou bien dans des cyber cafés pendant 4-5 ans, maintenant je viens dans ce bar une fois par semaine, histoire d’y faire un tournoi ou de boire un verre », on enchaîne 4 propositions principales. A mon avis, il faudrait au moins marquer les ruptures, ce qui donnerait par exemple : « J’aime ce bar parce qu’il est novateur, l’idée est sympa d’y avoir une ambiance gamer. Avant je jouais chez moi avec des potes ou bien dans des cyber cafés pendant 4-5 ans. Maintenant je viens dans ce bar une fois par semaine, histoire d’y faire un tournoi ou de boire un verre. » Garder les deux premières propositions en une même phrase permet de conserver un peu du rythme de l’oral. On observera par ailleurs que la phrase suivante, qui n’est pas une citation, contient 3 propositions principales : là, nos deux étudiants n’ont pas d’excuse.
La ponctuation est souvent oubliée en début de citation… et dédoublée à la fin. Bien sûr, on ne peut pas écrire, comme dans la p.5 : ‘Sa copine Cyrielle est là par curiosité « j’aime bien les jeux vidéo en général, j’y joue de temps en temps mais en ce moment je prépare mon concours d’infirmière ».’Avant la citation, les deux-points s’imposent. (A l’intérieur aussi, les virgules manquent : je reviendrai plus tard sur les règles plus générales de ponctuation.) Dans d’autres cas, c’est une virgule qui indique l’enchaînement. Quant aux fins de citations, la règle (logique) est de ne mettre qu’une seule ponctuation, avant ou après le guillemet selon le cas. On ne devrait pas lire, p.4, ‘« c’est devenu tendance ! ».‘
J’ai insisté sur ces quelques points, car ils font partie des fautes les plus fréquentes, quasi systématiques, dans les reportages d’étudiants.
L’angle
Page 3, on lit : « Avant l’ouverture de ce bar, je jouais chez moi, c’est mieux de venir ici, ça sociabilise un peu le joueur de jeux vidéo, ça permet de rencontrer des gens, de faire autre chose et de ne pas que jouer aux jeux vidéo. » Nous y voici, enfin ! L’angle de ce reportage consiste à comparer l’image ancienne du geek désociabilisé, ne frayant qu’avec ses pairs, avec la réalité de ces jeunes et moins jeunes passionnés de jeux et d’informatique, mais que cela n’empêche pas de sortir, boire, danser, communiquer. Cet angle, on ne le lâche plus jusqu’à la fin du reportage, et il faut bien dire qu’il traduit une véritable découverte : les geeks ne sont plus une tribus, un monde à part, ils ont commencé à se diluer dans la société, se mélangeant aux autres, quand ils ne lancent pas de nouvelles modes. C’est une révolution : on peut désormais être geek à temps partiel…
Alors, pourquoi deux pages avant d’en arriver au vif du sujet ? Ce reportage fonctionne un peu comme celui sur Abercrombie&Fitch, il prend le temps de déployer un récit à la première personne, et surtout de décrire abondamment les lieux. J’aurais tort de m’en plaindre, après avec insisté cette année en cours sur le fait que le récit est souvent ce qui fait le plus défaut dans les reportages d’étudiants. En plus, on ne s’y ennuie pas, car le récit et la description retracent vraiment une exploration jalonnée de surprises et de découvertes. J’ai rencontré souvent ces étudiants pendant leur enquête, et je peux témoigner de leur enthousiasme et du regard presque incrédule qu’ils posaient sur ce lieu et ses occupants. Par ailleurs, l’unité de lieu, justement, apporte beaucoup à la clarté de ce reportage.
Alors, pourquoi insister ? C’est vrai, j’aime bien qu’un reportage annonce son angle, et pas seulement son sujet, dans le chapeau. Que l’attaque soit choisie pour amorcer cet angle. On peut ensuite s’en écarter, mais jamais trop longtemps, et il arrive souvent un moment, vers les paragraphes 4, 5 ou 6, où l’angle apparaît à l’état pur, souvent sous la forme d’une question, et avec des mots forts et originaux. Si l’angle joue le rôle d’un fil conducteur, on ne va pas le faire pas démarrer à la page 3… De même que la problématique d’un mémoire doit être sensible, même si elle n’est que sous-jacente, dès les premières parties et ne pas se réserver pour une partie finale d’analyse.
D’une certaine façon, on retrouve là les difficultés classiques de la construction du reportage, qui oscille, peut-être même hésite, entre plan chronologique et plan thématique. C’est un sujet qui est souvent discuté dans les manuels. Pour ma part, je conseille souvent de découper la structure en morceaux, de ne pas craindre les flash back, de multiplier les allers et retours. Ce reportage offre une belle occasion de réengager ce vieux débat.