Le festival a été créé à la fin des années 1980 par Pilar Martinez-Vasseur. Historienne de formation, arrivée à Nantes comme lectrice avant de boucler sa thèse et de devenir maître de conférences puis professeure, Pilar, que beaucoup aiment appeler Pili, a deux domaines de spécialité : l’Armée et le cinéma. Ils se complètent, certainement, à moins qu’ils ne s’équilibrent.
Comme beaucoup d’Espagnols de sa génération, elle a éprouvé le besoin de se confronter avec le passé encore récent de son pays, d’autant plus que son propre père avait été général dans l’armée franquiste. Mais son identité présente était liée à ce prodigieux vent de créativité et de liberté qu’on a appelé la movida et qui s’est particulièrement illustré dans le cinéma. Cette génération de transition, de la Transition, comme on désigne les années qui ont suivi la mort de Franco, n’a pas craint de jouer les équilibristes entre le passé et le présent. Cette génération elle-même est devenue aujourd’hui difficile à comprendre pour les plus jeunes, c’est-à-dire pour nos étudiants.
J’ai partagé avec Pilar une exigence intellectuelle. Nous appartenons à une époque peut-être révolue où l’enseignement, la recherche et les autres activités universitaires relevaient d’une sorte de sacerdoce. Pilar ne s’imaginait pas arrêter un jour de « travailler », elle se voyait mourir sur scène, comme Molière. Pour ma part, ce sont quelques discussions, en 1983, avec le linguiste Michel Pêcheux, peu avant son suicide, qui m’ont aidé à formuler le cadre qui allait être celui à la fois de ma liberté et mon esclavage. Il m’a fait comprendre la fonction émancipatrice du savoir. Connaître, c’est cesser de subir. Connaître, c’est disposer du moyen d’agir pour changer le monde : le savoir, le savoir authentique, est subversif par nature. J’ai admiré ce chercheur exigeant. Et je suis peut-être tombé, à mon échelle modeste, dans l’un des pièges qui ont eu raison de ses forces.
Pilar a créé un festival de cinéma sans paillettes et sans artifices. Un festival universitaire. Un festival où les réalisateurs, les « directeurs » comme on dit en espagnol (un peu comme le français appelle « chefs » les grands cuisiniers), rencontrent un public en majorité étudiant et enseignant qui les interroge non pas sur l’air du temps, mais sur la façon dont leurs films évitent la facilité, creusent sous les apparences, pèsent dans le débat public. Un festival où les acteurs, parfois très jeunes, comprennent vite qu’ils ne sont pas venus là pour rigoler. Je me souviens par exemple d’un certain Carlos Fuentes qui ignorait que son homonyme était un grand écrivain mexicain, mais que les jeunes étudiantes poursuivaient jusqu’à l’intérieur des cafés où nous préparions le prochain débat. Il y a chez Pilar une forme de jansénisme. Par exemple, quand elle renvoie la bouteille de vin de trop qu’un invité du festival a innocemment commandée au restaurant. Elle ne dédaigne pas pour autant ce qu’elle appelle le « cotilleo », et elle va volontiers se vider la tête en « fouillant dans les tas » aux galeries Farfouillettes. Sa principale qualité, immense, est son enthousiasme sans limite, que ce soit pour des projets ou pour les personnes qu’elle n’hésite pas à complimenter, à flatter parfois, sans qu’intervienne là le moindre calcul.
Pendant 5 années, jusqu’en 1999, j’ai assumé la communication de ce festival, d’abord en encadrant des groupes d’étudiants, puis seul. Je disais qu’un médiateur devait être transparent. Je m’occupais des affiches, des programmes, des communiqués et des dossiers de presse. Toute la nuit, j’envoyais de chez moi des fax, puis je m’énervais que Le Monde ou France 2 ne les reprennent pas. Une nuit – je fumais beaucoup à l’époque – j’ai jeté par mégarde un mégot allumé dans la corbeille à papier qui a pris feu. Le matin, je rejoignais les autres, parfois livide, ivre de fatigue. Je n’aimais pas me présenter sur la scène du cinéma Katorza : j’étais timide, vous le savez…
L’une des occasions, pourtant, fut cette année 1996 où nous décidâmes de célébrer les 60 ans de la guerre d’Espagne en invitant des « brigadistes », d’anciens combattants engagés dans les Brigades Internationales, ces héros modestes qui ont souvent prolongé leur engagement en France dans la Résistance au nazisme. Ils avaient désormais entre 80 et 90 ans. Beaucoup étaient des communistes orthodoxes, prêts à jurer encore par Thorez et (presque) Staline. Nous n’avions pas trouvé d’anciens engagés anarchistes ou trotskystes, plus proches de l’image que nous ont laissée Malraux, Hemingway ou Orwell. Je me suis surtout occupé pour ma part de faire venir un Anglais (dont je retrouverai le nom), car j’étais le seul de notre petite équipe à pratiquer l’anglais. Lui aussi était communiste, mais plus « soft ». Je traduisais. Il se souvenait tout de même, en français, de la mésaventure d’un rédacteur de l’Humanité qui, relatant un discours de Maurice Thorez, avait voulu écrire « applaudissements de tous les coins de la salle », mais avait oublié en chemin le « i » de « coins ». Il avait été purement et simplement remercié ! Je revois notre Anglais racontant cette anecdote au coin, justement, de la Place Graslin.
Les brigadistes étaient 6 ou 7. Nos repas à la Cigale étaient animés. Nous avions négocié un menu spécial « seniors ». L’un d’entre eux était particulièrement émouvant. Il était encore conseiller municipal à Beauvoir-sur-Mer en Vendée. Il m’avait dédicacé le récit édité à compte d’auteur de « sa » guerre d’Espagne, où il était parti à 17 ans et dont il était revenu blessé. Je lui avais promis de venir le voir. Si vous avez lu les épisodes précédents de ces souvenirs, vous aurez deviné que je n’ai pas trouvé le temps de le faire. Et que je le regrette encore… Cela d’autant plus que maintenant, arrivé à la retraite, dans une petite commune du Morbihan, je découvre enfin, mais bien tard, le plaisir de prendre le temps pour écouter, rencontrer, parler avec les gens.
Il y avait aussi un Nantais haut en couleurs dont je n’ai malheureusement plus un souvenir très net. Les autres étaient plus rudes. Encore maintenant, ils ne voulaient pas reconnaître que l’Union Soviétique avait lâché, c’est-à-dire souvent condamné, ceux des Républicains qui ne s’alignaient pas sur ses positions. Je m’étais attiré leur inimitié en intervenant, sans doute naïvement, lors d’un débat. Il est vrai que ce n‘est pas mon histoire, que mes connaissances de cette période historique étaient et restent limitées.
C’est en partie pour ces mêmes raisons que j’ai fini par me lasser de ce festival qui me monopolisait deux mois par an à temps plein. Lutter contre les préjugés existants en France à propos de l’Espagne, certainement, mais il y a beaucoup d’autres causes qui justifiaient largement autant ma participation. Pilar a dit un jour de moi, quelques années plus tard : « Il boude. » Oui, peut-être. Je pense avoir participé à une phase de l’histoire de ce festival qui a été celle de sa professionnalisation. Puis est venue celle de son institutionnalisation et cela ne m’intéressait plus vraiment. L’Espagne reste pourtant, plus que la Roumanie, autant ou plus que l’Allemagne ou la Turquie, une partie de moi. J’ai d’ailleurs continué jusqu’en 2016 à enseigner l’analyse filmique en CAPES d’espagnol, et j’ai participé activement aux journées de rencontre avec des cinéastes espagnols qui ont lieu chaque année en janvier. J’en reparlerai sans doute.