Le temps passe. En décembre 1992, Jacques Jayez, élu président de l’université, me propose d’intégrer son équipe comme chargé de mission à la communication. Je consulte autour de moi. La charge de travail risque-t-elle d’être trop importante ? Vais-je devoir sacrifier encore un peu plus ma vie personnelle ? La fonction n’est-elle pas verrouillée ? Est-il possible de faire du travail utile dans cette position et le jeu en vaut-il la chandelle ? Jacques ne m’a pas donné beaucoup de directives. Il me dit d’aller assister à toutes les réunions qui m’intéressent, de me faire mon idée, puis de lui faire des propositions. Ce n’est que bien plus tard que je comprendrai l’enjeu associé à ma nomination. Il y avait jusque là une « chargée de communication » sur un poste de droit privé. La « redoubler » par la présence d’un enseignant-chercheur élu est un choix politique, mais peut-être plus encore une décision de management dont je ne découvrirai qu’après coup la portée. La chargée de com, V. C., est une femme dotée de solides certitudes et d’un caractère qui la fait craindre par la plupart des vice-présidents de l’équipe dirigeante. Il est vrai que ses colères sont impressionnantes. Par ailleurs, son action consiste pour une large part à appliquer des recettes qu’elle a apprises en suivant un DESS de communication à Bordeaux, elle manque de « vision » et d’originalité dans ses propositions. Un an plus tard, alors qu’elle a failli plusieurs fois me pousser à renoncer, son sort est scellé au cours d’un déjeuner informel avec le président et le premier vice président : elle est mutée sans autre forme de procès dans un labo de la fac des Sciences, loin de la présidence de l’université.
J’ignore encore tout cela au moment de prendre ma décision, et mes amis me conseillent plutôt d’accepter ce poste. Me voici donc membre du Bureau de l’université. Le saint des saints. C’est là que tout se décide. Le pouvoir est certes un théâtre, mais il peut être expéditif, brutal pour ceux qui ont à le subir. J’ai vu par exemple le responsable du festival international de théâtre universitaire, blême, se faire déposséder en quelques minutes de son budget, de sa fonction et de son titre. J’ai vu des milliers de francs (pas encore des euros) changer de destination lors de brèves discussions de couloir. J’ai vu des gens beaucoup plus importants que moi se confondre en remerciements pour des « services » que je leur avais rendus sans en mesurer la portée. J’ai vu en conseil d’administration des responsables de départements ou de laboratoires se déchirer entre eux pour l’obtention d’un poste, voire d’un demi poste, spécialité s’il en est de l’université française. J’ai vu aussi comment les gens importants règlent leurs conflits de telle façon que leurs bonnes relations n’en soient pas affectées : « Cher collègue, nous n’avons pas les mêmes informations. »
J’ai donc observé la vanité du pouvoir. Par définition, le pouvoir vous expose aux regards, vous êtes sur le devant de la scène. Alors, on vous observe et on vous juge. Qu’il était donc difficile de répondre au téléphone sous le regard muet d’une secrétaire postée à deux mètres de moi, même si elle était d’une gentillesse et d’une discrétion absolues ! Cela m’a terriblement coûté d’avoir pour la première fois « sous mes ordres » une secrétaire attendant de moi des réponses et des consignes… Ajoutez à cela un adjoint et une stagiaire et vous aurez un tableau du service que j’étais censé diriger. Je repensais en permanence à mon père, qui a effectué sa carrière à la Banque de France. Arrivé comme simple « employé de guichet », il a passé les concours et fini responsable d’un service d’une quarantaine de personnes, dont je savais, sans me souvenir précisément d’où je tirais cette information, que c’étaient toutes des femmes et qu’elles étaient face à lui d’une particulière cruauté. C’était mon tour d’affronter le regard de subordonnés que j’imaginais inspecter mes chaussettes et évaluer mes dons de négociateur, mais dont je dois reconnaître avec le recul qu’il en existe certainement peu d’aussi respectueux et attentionnés que l’ont été Anne-Marie, Laurent et Béatrice.
Pour en revenir au Bureau de l’université, il faut bien dire que celui qui assiste à ses réunions parvient parfois à infléchir une décision, pas toujours en rapport avec ses attributions d’ailleurs. J’ai ainsi pu me faire entendre à propos du statut des PRAG (les professeurs agrégés du supérieur qui doivent un double service) face au chargé de l’immobilier qui tirait ses convictions de l’expérience de sa femme enseignante. Mais en règle générale, ces réunions sont, malgré leur densité, d’un ennui mortel. J’avoue que j’en ai « séché » certaines. Je partais à pied en direction de la Présidence et me disais en chemin que je n’avais vraiment pas envie d’y aller. Je m’arrêtais au café, puis je rentrais chez moi avec un sentiment éphémère de soulagement.
Le premier jour où je suis venu m’asseoir dans ce qui était en fait le bureau de V. C. afin de me mettre au courant des affaires en cours, j’ai déjà été confronté à la question du journal de l’université. Les épreuves se trouvaient sur le bureau, en attente, après relecture, d’être envoyées à l’imprimerie. Ce fameux journal mensuel de 8 pages, intitulé « En Bref », sans style, imprimé en jaune et gris sur les conseils bien surprenants d’une agence de communication, distribué dans les casiers avec, agrafée, l’enveloppe du bulletin de salaire, et cruellement rebaptisé par mes collègues de la fac des langues « le bulletin paroissial », ou parfois même « le PQ » !! Lisant l’édito signé du président, je découvre qu’« il » recommande à tous de porter fièrement le « Pin’s » de l’université joint à cette édition, et que celui-ci a vocation à renforcer le sentiment d’appartenance des personnels de notre institution. Bref (si je puis dire), les poncifs en vogue à cette époque-là dans les milieux de la communication. Mon sang ne fait qu’un tour. Je décide de bloquer la parution du journal. Je demande à la secrétaire comment joindre V. C. qui se trouve sur un salon à Paris. Je vois à ses regards qu’elle craint le pire et qu’elle ne donne pas cher de ma peau ! Je vois ensuite le président, qui accepte volontiers mon argument qu’un pin’s n’est pas du ressort de sa fonction et qu’il risque ainsi de la dévaluer. Il n’avait relu le texte qu’en diagonale. Puis je réécris son édito. Il est clair, à partir de ce moment que mes relations avec V. C. sont mal engagées…
En même temps, cette première décision me conduit à l’idée que je pourrais lancer un nouveau journal, mieux fourni, plus coloré, plus moderne, enfin digne de notre université. Je me mets au travail et rédige un projet dans lequel j’analyse les publics visés, leurs attentes et où je mets en forme l’idée sur laquelle j’ai obtenu l’accord de principe du président : passer de mensuel à bimestriel et doubler le budget. Cela multiplie donc par 4 les finances afférentes à chaque numéro. De quoi démarrer un véritable news magazine. Je prévois une série de rubriques faisant la part belle aux reportages et aux interviews : faire connaître les sciences aux littéraires et vice-versa, valoriser les réussites de la médecine nantaise, parler du droit comme d’un reflet des évolutions de la société, le but étant de stimuler réellement l’identité encore peu partagée des nombreuses composantes de l’université ; interroger des personnalités extérieures sur ce que représente pour eux l’université (le premier sera Jacques Auxiette, alors maire de La Roche-sur-Yon, qui explique que l’arrivée de l’université dans sa ville a été d’une importance comparable à celle du chemin de fer au 19e siècle…) ; faire la part belle à la culture, au sport, à la vie étudiante… Question graphisme, je souhaitais qu’il reflète la « tension » propre à une institution dans laquelle résonnent tous les conflits qui parcourent la société. Il fallait aussi que ce graphisme ait une vraie valeur artistique, et j’ai prospecté parmi les artistes peintres, afin de voir qui parviendrait à proposer un concept dont la « matière » picturale serait immédiatement reconnaissable, qui serait déclinable de numéro en numéro, et dont certains éléments seraient repris dans les pages intérieures comme des sortes de jingles. C’est Christine Morin, artiste nantaise, qui propose l’idée la plus originale et avec qui je passe contrat au nom de l’université.
Ce projet suscite quelques encouragements, mais peu de réactions. Guy Goureaux, premier vice-président auquel je porte une grande sympathie, me renvoie son exemplaire avec une annotation qui indique : « Beau projet, mais sans doute trop lourd. Risque de finir comme beaucoup d’autres, victime de l’administration. » Néanmoins, je poursuis, aidé par Béatrice, une ancienne étudiante que j’ai pu recruter comme stagiaire. Le premier jour, elle me déstabilise en me demandant si j’ai prévu des stylos et du papier pour qu’elle puisse travailler. Moi qui ai si peu l’esprit administratif, qui ai toujours travaillé avec mes propres fournitures et souvent chez moi, je n’en reviens pas… Mais elle donne une tournure concrète au projet, elle mesure les marges, les espaces entre les colonnes, l’espace pour les titres et les chapeaux. Nous réfléchissons au titre. Elle propose « Relief », me laissant à nouveau incrédule. Je propose « Prisme ».
Après le départ forcé de V. C., je participe au recrutement de mon adjoint destiné à la remplacer. C’est un processus lourd : 600 candidats, une cinquantaine d’entretiens. Finalement, c’est Laurent, 28 ans, venu du Nord, possédant une formation et une expérience artistiques, qui décroche le poste. Le soir même de son entretien, il nous a fait parvenir par Chronopost les documents dont nous avions parlé et qui manquaient à son dossier. Ce sont des « détails » qui comptent. L’entente entre Laurent et Béatrice, qui partagent un même bureau à côté du secrétariat, est difficile au tout début. Laurent est encore fumeur… Nous engageons la partie rédactionnelle du premier numéro de « Prisme »… et c’est à ce moment-là que je « craque ». On est en 1994, l’année de mes 40 ans. La confrontation avec V. C., ajoutée à mes cours, à la gestion du programme Tempus avec la Roumanie que je n’ai pas encore pu déléguer… Burn out… Mon généraliste m’explique qu’un arrêt d’une ou deux semaines ne me serait d’aucune utilité. Il faut une vraie coupure : trois mois !! Le ciel me tombe sur la tête, et il en est certainement de même pour Laurent, qui n’est là que depuis un mois, et Béatrice. Tous deux viennent en chœur chez moi prendre les consignes pour poursuivre le travail. Avant eux, c’étaient trois membres d’une agence de communication, qui étaient venus chercher mon matériel de cours afin de se répartir mes enseignements. Je prends goût à mon oisiveté forcée, ce goût qui est le début de la guérison. Je les laisse tous travailler et pars d’abord en Espagne, chez une amie, puis en Allemagne où ma fille subit une opération, puis à nouveau en Espagne. Trois mois après, en mai, je suis bronzé, souriant, totalement remis. Je dis cela pour ceux qui subissent les mêmes maux et n’osent peut-être pas décrocher. En mon absence, Laurent, Béatrice et Anne-Marie ont fait du bon travail. Le numéro 1 de « Prisme » est prêt à paraître : c’est le leur.
Les mois suivants, j’ai plaisir à réaliser des interviews et des reportages, à relire la « copie » des uns et des autres, à garantir notre liberté de ton, à découvrir les unes artistiques de Christine Morin. Les échos ne sont pas très nombreux, mais le bimestriel semble plaire. C’est déjà beaucoup dans un milieu où l’esprit critique règne en maître. Ni scandales, ni honneurs particuliers : nous faisons le travail. Les années 1990 sont d’ailleurs la période où les universités se dotent de vrais journaux de type ‘news magazines’ et nous figurons en bonne place. Plus tard, après mon départ, une agence de com de Saint Nazaire est de nouveau sollicitée pour remanier la maquette. Puis « Prisme » finit par disparaître, détrôné par le site internet de l‘université. Je crois qu’il a été une belle aventure, et qu’il a su allier exigence et modestie.