Daou (deux) petits Yann pour le prix de trois grands : l’arnaque de la culture à la télévision

Hier soir Yann Moïx, dans « On n’est pas couché », se fait lourd et insistant face à l’actrice Mélanie Thierry : a-t-elle trompé son mari sur des tournages de films, est-elle infidèle ? Elle a beau répondre « quelles questions pourries ! », il a visiblement tous les droits. Ruquier s’esclaffe, Léa Salanié, vaguement gênée, n’en contribue pas moins à la curée. Mélanie Thierry finit par changer de ton : « Mais qu’est-ce que vous voulez me faire dire ? » (http://www.huffingtonpost.fr/2016/03/20/video-yann-moix-melanie-thierry-onpc_n_9509882.html)

Si j’avais pu lui parler dans une oreillette, je lui aurais dit : « C’est indigne. Levez-vous et quittez le plateau ! C’est ce qui les emm… le plus. » Il y a une sorte de pacte implicite sur un plateau de télévision, des règles de bonne conduite, dont le rôle est en réalité de protéger les forts contre les faibles, à l’image de beaucoup de lois dont on attendait précisément le contraire. Lorsque l’on arrive à ce stade, il faut, je pense, jouer l’éthique contre la loi, la dignité contre le pacte.

Un autre Yann, sur Canal Plus, cultive l’humour, la dérision, le détachement. Je suis retombé sur une coupure de presse d’octobre 2012 en classant des papiers. Yann Barthès s’en était pris à Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre. Œil malicieux, sourire en coin, il l’avait bien ridiculisé, mais en réalité, c’est lui et son équipe qui avaient mal compris (je n’entre pas dans le détail. Lire http://www.liberation.fr/ecrans/2012/10/30/rupture-de-pacte-au-petit-journal-de-canal_956812). Sommé de se justifier, il s’était expliqué très partiellement et de mauvais grâce… et en avait rajouté une couche. Face à un enregistrement d’Ayrault parlant anglais, Barthès ricanait : « On voit qu’il a bien fait d’enseigner l’allemand. »

Daniel Schneidermann qui raconte la scène, écrit : « A cet instant, Barthès incarne, dans toute son horreur, l’arrogance, l’impunité médiatiques. » Puis il parle, lui aussi d’un pacte, à savoir que ce que dit le « Petit Journal » est vrai, contrairement, par exemple aux Guignols qui fonctionnent sur la base d’un autre pacte, celui d’une fiction avec des dialogues inventés. Puis il conclut : « Barthès pulvérise le pacte que j’avais conclu avec lui. Comment vient que tout d’un coup on n’a plus envie de rire avec un bateleur ? D’où vient ce sentiment de s’être fait voler son rire par un pickpocket ? »

Qu’ont en commun les deux Yann ? Je dirais qu’ils représentent, autant dans le contenu que dans la forme (l’humour, la décontraction) la pensée dominante qui a cours depuis… assez longtemps ! Depuis les années 1980 pour être précis. 35 ans déjà qu’un groupe social – bien né, diplômé, cultivé, ami des arts, libéré sexuellement, héritier de la jeunesse rebelle des années 1960-70 et formidablement décomplexé face à l’ancienne bourgeoisie traditionnelle – impose sa façon d’être comme une sorte de modèle qui devrait s’imposer à tous. Tout comme la bourgeoisie plus ancienne pensait incarner la norme, l’essence même de la nature humaine. Il est vrai qu’elle se retranchait dans la discrétion de ses lieux clos, alors que la génération qui lui a succédé, familière des médias, justement, s’expose à tout va et impose son modèle. Cette forme d’évidence décidée à exclure les « ringards » avait trouvé ses premiers apôtres avec Therry Ardisson et Laurent Baffie. Ils officient toujours, mais une génération plus jeune a pris la relève, dans les médias, et aussi au cinéma qui, mieux que quiconque est en mesure de proposer des modèles à imiter dans les situations de la vie quotidienne.

On sait bien que les médias n’« agissent » pas sur les esprits, que les publics sont capables de ruser, capables de détourner et de se réapproprier leurs contenus. Et d’ailleurs, chez les plus jeunes, ils ont cédé la place aux réseaux sociaux. Mais lorsqu’on voit des smicards, des chômeurs, des titulaires du RSA, s’endetter pour posséder des vêtements de marque ou des gadgets de technologie, alors qu’ils vivent à des années-lumières de la branchitude de nos nantis, on en vient tout de même à se demander quelles sont les étapes qui conduisent d’un modèle à son imitation, comment des catégories sociales aussi éloignées, d’un point de vue économique, culturel, ou même géographique, en arrivent à se reconnaître dans le miroir que leur tendent ces ultra-privilégiés.

Qu’est-ce que cela fait aux gens de voir le samedi soir un individu comme Moïx insulter artistes et politiques, ou Barthès ridiculiser en bloc toute la classe politique ? Est-ce que cela modifie quelque chose dans leurs pensées ou leurs comportements ? Est-ce que cela a un rapport avec le fait que nous vivons dans un pays où l’humanité, l’empathie, le souci des autres reculent, et où répondre à un bonjour a cessé d’être une évidence.

Pour prendre un exemple, est-ce que le fait d’entendre Marie Drucker dire que Molenbeek est un « repaire de djihadistes » contribue concrètement à appauvrir la réflexion des gens, en attaquant les bases d’une pensée plus ouverte à la complexité et à la nuance ? Ou bien est-ce que ça ne change pas grand chose ?

C’est en fin de compte la question de l’idéologie qui ressurgit, et qu’il faudrait refonder à l’heure où ne subsiste plus grand chose du contexte conceptuel, notamment marxiste, dans lequel elle s’inscrivait. Pour Adorno, une musique appauvrie devait avoir des effets directs sur les catégories de pensée de ceux qui y étaient soumis. Et il avait tort, évidemment ! Mais peut-être un peu raison quand même…

Je suis très motivé pour engager un travail de recherche sur ce sujet, dont je mesure la difficulté.

Et tout autant pour résister au quotidien aux effets de la bêtise, de la vulgarité et de la débilité. Pourquoi continuer à supporter la musique et la publicité lorsqu’on fait ses courses dans un supermarché ? Elles ont pour but d’engourdir notre sens critique et d’orienter subrepticement nos achats : c’est la définition même d’une manipulation. La malbouffe a atteint un tel niveau qu’il faut user de ruses pour nous inciter à l’acheter quand même !! Lorsque j’entre dans un supermarché, est-ce que j’ai signé un « pacte » qui autorise les gérants de ce magasin à tenter d’agir sur mes actions par-delà ma volonté ? Non, bien sûr. Alors rien ne m’oblige à supporter ces musiques et ces publicités. Concrètement, existe-t-il des moyens de parasiter les hauts-parleurs, de les bloquer, de les réduire au silence ? Ceux parmi vous qui travaillent dans la grande distrib les connaissent-ils ?

De la même façon, il est anormal de payer une redevance pour financer un service public de l’audiovisuel où la première question posée à une actrice, dans une émission dite culturelle, est de savoir si elle trompe son mari. Dès la première occasion, j’interrogerai un juriste pour savoir s’il existe des recours possibles.

On peut même pousser le raisonnement encore un peu plus loin. Dix ans après le CPE, notre société, et même sa jeunesse, ne semblent plus capables de générer un mouvement de protestation de grande ampleur en dehors de ceux du type « Je suis Charlie ».  Pourquoi ? Faut-il y voir un signe supplémentaire que la culture de divertissement, les écrans en tout genre, la superficialité ambiante, nous ont domestiqués, anesthésiés, « zombifiés » ?

 

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