On se trompe toujours lorsqu’on prétend prédire un événement. Comme l’explique le philosophe Alain Badiou, un événement est singulier, il n’entre pas dans une série, et n’est par conséquent ni « calculable », ni prévisible. Que toutes les conditions soient réunies ne suffit pas. Il faudra aussi quelques battements d’ailes de papillons pour que l’événement advienne.
C’est pourquoi il est tout à fait possible que les grèves et manifestations prévues ce mercredi ne débouchent pas sur un mouvement étudiant et lycéen et/ou social de grande ampleur. Mais il est envisageable aussi que nous connaissions dans les prochaines semaines une crise aussi grave, et peut-être plus encore, que celles survenues jusqu’ici tous les 10 ans à peu près (mai 1968, printemps 1976, décembre 1986, décembre 1995, mars-avril 2006)
Disons qu’il y a 50% de chances pour que se déclenche cette semaine un tel mouvement. Ajoutons qu’une nouvelle crise économique peut éclater à tout moment dans la zone euro. Que l’Europe peut se désagréger à la suite d’un Brexit ou d’un Grexit. Et que le lien social peut se trouver profondément déstabilisé par des réactions violentes contre l’afflux des migrants ou par de nouveaux attentats islamistes.
Autant dire que nous vivons peut-être les tout derniers jours précédant une crise sévère, un de ces soubresauts fulgurants dont la France est coutumière depuis la Révolution française et les révolutions du 19e siècle. (Nous n’en avons pas le monopole. Ces dernières années, le Québec, la Turquie et d’autres ont connu de tels mouvements.) Les universités en seront-elles à nouveau l’épicentre comme dans les dernières décennies ? En tous cas, elles ne seront pas épargnées, si un tel mouvement se déclenche.
J’ai tendance à penser que les universités ne sont pas capables de se réformer en dehors d’une convulsion telle que l’a été mai 1968. Certes, elles ont changé dans la dernière décennie. La LRU a transformé leur gestion, amplifié la dérive technocratique de leurs administrations, développé un contrôle quantitatif des performances qui prend au piège les nouvelles générations d’enseignants-chercheurs. Bilan peu édifiant. Mais la pédagogie, elle, ne bouge pas. Les relations entre enseignants-chercheurs, administratifs et étudiants non plus. Pendant ce temps, la pression s’accentue avec les coupes budgétaires. Les filières sont de moins en moins gérables. Et paradoxalement, la part du « non-scolaire » régresse, une certaine paresse intellectuelle empêche d’imaginer les nouvelles formes d’enseignement rendues possibles par les technologies numériques, la culture est menacée par ceux qui donnent la priorité à des « savoirs » désespérément traditionnels, les exemples anglo-saxons et autres sont ignorés.
Il me semble probable que l’université va « exploser » un jour ou l’autre. Le « pourrissement » des grèves avec occupation de ces dernières années à Rennes et à Toulouse offre l’exemple de ce qui pourrait arriver à l’échelle globale et que certains souhaitent peut-être. L’université se recomposera – ou pas – ensuite sur de nouvelles bases. Le mouvement pourrait avoir l’ampleur de celui qui a traumatisé une large part du corps enseignant soumis à la contestation gauchiste de l’après-68. On pourrait retrouver des expériences aussi extrêmes, quand on y repense, que celle conduite à l’université de Vincennes entre 1969 et 1980, ou du moins leurs équivalents modernes.
Alors, et si c’était pour maintenant ? En poussant même à la limite, les maladresses tellement criantes d’un gouvernement qui joue avec le feu en risquant de déclencher un mouvement étudiant et lycéen qu’il craint, semble-t-il, plus que tout, relèvent peut-être pour certains – disons les affectifs – d’une sorte de sidération face au danger imminent, et pour d’autres – les stratèges – d’une volonté d’en finir une bonne fois pour toutes avec les archaïsmes du système universitaire.
La probabilité que cette secousse se produise cette année ? Disons 20%. J’ai conscience que c’est énorme…
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Je compléterai cet article dans quelques jours. Je ne l’effacerai pas quels que soient les formes et les rythmes que prendra le mouvement (peut-être, ou pas) à venir.
PS. 24 mars 2016 : j’ai parlé d’un battement d’ailes de papillon. En référence, bien sûr, à cette idée bien connue qu’un battement d’ailes de papillon en Chine peut causer un ouragan en Europe. Eh bien, ce n’est pas un papillon qui s’est manifesté aujourd’hui mais un molosse ! On a lâché des bêtes sur des gamins de 15 ans. Faut-il que notre société ait peur de sa jeunesse ! Ou bien qu’elle ne l’aime pas, ne la reconnaisse pas, ne lui dise pas qu’elle est belle. Et suscite en retour ces manifestations de « dépit ». Ici, à Nantes, les allées et venues toutes sirènes hurlantes de convois de camions de police étaient disproportionnées face à une minorité de jeunes encagoulés. On se donne le spectacle d’une scène d’action, dont restera finalement cette seule image : Danon, 15 ans, élève de seconde au lycée Henri Bergson dans le 19e arrondissement de Paris, qui vole littéralement sous l’énorme coup de poing lancé, balancé, en plein visage, par un « policier » indigne, un ours, un boeuf. Oui, un boeuf. Danon avait lancé un oeuf. P’tit père, c’est quand même pas bien méchant. Il a reçu un boeuf en pleine tête qui lui a hurlé dessus avant et après comme dans « Les 7 Samouraïs ». Quel spectacle, réellement ! Quel cinéma ! Mais le gamin, lui, était en sang, maintenu à terre sous le genou d’un autre policier, un autre boeuf, qui semblait se la jouer comme s’il avait arrêté Mesrine. Sous l’objectif des portables, bon dieu qu’ils sont cons ! Quelle sera la suite ? On ne peut toujours pas la « prédire ». Les lycéens se montreront certainement solidaires de leur copain. Demain ou plus tard, des bêtes et des humains, des obtus et des futés, des force brute et des pleins d’humour et de poésie, qui font de l’espagnol et qui aiment bien leur prof, même s’ils l’embêtent un peu, continueront à s’affronter.
PS. 6 avril 2016 : eh bien, ça y est, nous y sommes. Le mouvement en cours n’est pas du même type que celui de 2006, obstiné, tendu vers son objectif, et qui s’était interrompu une fois le CPE retiré. La génération actuelle de jeunes cite désormais mai 68 avec une sorte d’évidence, presque d' »insolence » ! Leur mouvement déborde la Loi Travail de El Khomri, il va vers les migrants, les agriculteurs, les syndicalistes, et il invente des mots, des formules et des slogans aussi flamboyants que ceux d’il y a un demi-siècle. Ici à Nantes, il y a comme ailleurs une Nuit Debout tous les soirs sur la Place du Bouffay. Je suis mal placé pour en parler ! Je n’y suis pas encore allé, étant engagé, à 62 ans et dans un relatif isolement, dans la course contre la montre d’un déménagement énorme prévu ce dimanche, avec une vertèbre qui s’est déplacée dès les premiers cartons. N’aimant pas parler de ce que je ne connais pas, je n’en dirai donc pas plus aujourd’hui. Mais j’espère que personne ne verra trop d’inconvénients à ce que je partage un texte dont je ne suis pas l’auteur, mais qui me semble traduire l’enthousiasme de ces journées (et de ces nuits) : celui de Mediapart sur les Nuits Debout.
Racontez-nous la Nuit Debout
- 5 avr. 2016
- Par Le Club Mediapart
- Édition : Raconter la Nuit Debout
L’occupation de la place de la République, à Paris, a été lancée à la suite de la manifestation contre le projet de loi travail porté par Myriam El Khomri, au soir du 31 mars. Des milliers de manifestants ont répondu à l’appel lancé par le collectif Convergence des luttes – né à l’issue d’une réunion publique organisée par le journal Fakir autour du film Merci Patron réalisé par François Rufin – et sont restés réunis pour la première « Nuit debout ». Vous pouvez lire le reportage de Mediapart là.Depuis, la place de la République vit nuit et jour. Au rythme des commissions, des AG, des échanges informels et des prises de parole. Le film se répète chaque jour : à l’aube, les policiers viennent évacuer les lieux et dans l’après-midi les manifestants remontent les tentes, les scènes, et réinstallent le matériel. Chaque jour, les participants toujours plus nombreux se réapproprient la République. Aux manifestants anonymes, syndicalistes, étudiants, lycéens se sont ajoutés les intermittents, les paysans, etc.
Après la demande unanime de jeter ce projet de loi aux orties, on est là pour dire son ras-le-bol et imaginer un nouveau monde. La place de la République est devenue une agora où la voix du peuple s’exprime, en restant vigilant à toute tentative de récupération.
Des abonné(e)s ont déjà publié des billets pour raconter cette mobilisation. Nous vous en signalons quelques-uns :
- Benjamin Sourice, du 3 avril nous relate dans Nuit debout, le rêve éveillé d’une convergence des luttes les débuts de la mobilisation parisienne et questionne la « convergence des luttes », idée à la fois si simple et si difficile à fonder. Extrait :
« La convergence à ce-ci de difficile qu’elle nécessite renoncement et lâcher prise, loin de l’hyper-contrôle institutionnel si cher aux structures politiques traditionnelles (partis, syndicats, associations…). La Nuit debout refuse de s’incarner, de se trouver des leaders et coureurs de plateaux Tv, préférant sans conteste une approche protéiforme, aussi insaisissable que réellement représentative. Aujourd’hui, la convergence se fait transversale, addition de luttes et d’histoires, croisement de trajectoires, mais pour exister dans tout son potentiel de puissance, elle doit se faire transcendantale, dépasser l’existant pour construire une nouvelle entité, trouver sa propre identité. »
- PASCAL GERIN-ROZE a posté sur ce fil de commentaires, l’adresse periscope de Remy Buisine, un citoyen reporter qui filme, en direct, depuis le début de la mobilisation ce qui se passe sur la place de la République. Les replays peuvent être consultés à cette adresse.
nuit-debout-34-mars
- Nous vous signalons également le billet du 4 avril de BRUDES, qui livre ses réflexions « à chaud » de la NuitDebout34.
- « Différents extraits de textes de collectifs étudiants et lycéens» sont relayés dans ce fil de commentaires par JAROGNE puis ANNIE LASORNE :
«La loi renseignement, la loi Macron, l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, les lois antiterroristes, le projet de réforme pénale, la loi travail, tout cela fait système. C’est une seule entreprise de mise au pas de la population. La loi El Khomri, c’est juste la cerise sur le gâteau. C’est pour ça que ça réagit maintenant, et que ça n’a pas réagi sur la loi Macron. À la limite, si on descend dans la rue contre la loi travail, c’est pas parce qu’elle concerne le travail. C’est parce que la question du travail, c’est la question de l’emploi de la vie ; et que le travail, tel que nous le voyons autour de nous, c’est juste la négation de la vie, la vie en version merde.»
«Derrière le « refus de la précarité » ou celui d’être une » génération sacrifiée « , c’est un refus de continuer à jouer le jeu de l’employabilité et de la disponibilité perpétuelle qui s’exprime maintenant dans chaque manifestation. Au delà de la légitime détestation du PS, l’absence totale de croyance des manifestants dans la politique classique et dans tout discours institutionnel est maintenant évidente.»
«Nous n’avons personne à convaincre, nous avons déjà trop perdu de temps avec cela, à subir des assemblées générales interminables, chantant les louanges de la massification du mouvement et la conscientisation des masses comme prérequis stérile.
Nous irons donc à l’essentiel. Nous ne parlerons pas de réforme, nous ne parlerons pas de travail, nous ne parlerons pas d’étudiant.e.s (car c’est une notion creuse et vide de sens) et par dessus tout, nous ne parlerons plus de compromis ni d’assemblées générales.
Nous avons déjà dû supporter ce temps des compromis trop longtemps, ce temps misérable qui nous fait croire que dans la défaite se cache la victoire. Il n’est rien de cela. Il n’y a dans ces promesses qu’un désert construit sur les piliers du défaitisme politique de la gauche – et des gauches – depuis trente ans.
Il s’agira ici de prendre acte de la catastrophe, de la misère politique étudiante comme génome de la misère ambiante, parce qu’elle est le produit du Spectacle qui l’entoure autant qu’elle le nourrit et le fait perdurer. Celles et ceux qui partout n’en peuvent plus de vivre sur la planche mitée du Vieux Monde avec la corde au cou du travail comme perspective d’avenir ont déjà renoncé aux promesse de vivre mieux dans une misère améliorée. Nous voulons reconnaitre au milieu de ce désastre, qui ne nous a jamais satisfait et ne nous satisfera jamais, les ami.e.s et compagnons avec qui nous désirons nous retrouver, conspirer, mettre à sac cette vie de merde car nous faisons partie de ceux-là.»
«Alors il va falloir leur dire à tous ces gens qui s’inquiètent pour nous ou de nous : on n’a pas peur de l’avenir, c’est votre avenir qui a peur de nous. Ce n’est pas nous qui avons peur de la rue, du changement, du soulèvement. Nous, on n’a pas peur de perdre notre boulot ou nos repères, nos petits privilèges et notre confort. Nous en s’en fout complètement de votre monde, ce qu’on veut, c’est tenter quelque chose, quelque chose de nouveau, d’inédit, d’improbable. Et vous nous ferez pas croire que le résultat pourrait être pire que le merdier que vous nous avez légué. « Mais qu’est-ce que vous proposez ? » foutez-vous là au cul votre question. Non seulement il faudrait que nous soyons jeunes et cons mais en plus « jeunes à proposition ». La vie c’est pas un clip pour la présidentielle, on ne propose rien, on invite, au bouleversement, au soulèvement, à l’insurrection. Des idées on en a et on en aura et ça tombe bien car vous allez mourir bien avant nous.»
- Et enfin le billet de Marielle Billy, Informations pour Paris : nuit-debout, manifestation du 5 avril.
A cette occasion nous vous rappelons que nous avons désormais un espace spécial pour annoncer les événements. Vous pouvez consulter le tutoriel ici.
Pour faire vivre cette expérience au plus grand nombre, nous vous proposons de raconter votre « Nuit Debout», en textes, images, portfolio, dessins, vidéos, à l’adresse mail suivante : leclub@mediapart.fr
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Ces contenus seront diffusés dans le Club.
Restons Debout !
Sabrina et Bruno
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