Yosser Bouzaiene, Louise Livet, Mathilda Pajot, Abercrombie&Fitch : l’obsession du beau, mai 2014
Abercrombie&Fitch – l’obsession du beau
Ce début de migraine simultané dans le magasin Abercrombie&Fitch m’a amusé. Il montre que de légères entorses à la vraisemblance n’empêchent pas le reportage de rester factuel et précis. Ce reportage est sans doute celui qui évoque le plus, parmi ceux réalisés cette année dans mon cours de LEA3, la définition de G. García Márquez : « le journalisme écrit est un genre littéraire » (cf. post du 17.6, « G. G. M. : le plus beau métier du monde »)
J’aime d’abord sa lenteur. Yosser, Louise et Mathilda ne se précipitent pas, elles prennent tout leur temps pour nous raconter une « expérience ». En général, je n’apprécie pas l’abus de la première personne et je dissuade les étudiants, souvent tentés de remercier les personnes interviewées, d’ouvrir et de refermer les portes, de s’y laisser entraîner. Mais ici, je prends vraiment plaisir à suivre les péripéties de cette visite dans le magasin Abercrombie&Fitch, sans doute parce que ces étudiantes font des réflexions, ont une façon d’engager les conversations et de diriger leur regard, qui sont éloignées des miennes et que je deviens un peu quelqu’un d’autre en lisant leur texte.
On voit bien qu’on est dans le domaine des exceptions, et que tout ce qui fait le charme de ce reportage fait aussi qu’on ne peut pas trop le recommander comme modèle. Il en est de même pour le style : des phrases touffues, des paragraphes trop longs… Mais une vraie maîtrise de la syntaxe. Le texte coule et se lit sans efforts.
Nous avions discuté l’angle, sans avoir à chercher très loin. Ma surprise lorsqu’elles m’avaient parlé la première fois de cette chaîne de magasins, de son marketing et de ses méthodes de recrutement nous avaient d’emblée orientés vers cette « spécificité », avec une petite tonalité orwellienne et biologisante : des vendeurs clonés, une sélection naturelle des acheteurs, une visée normative, élitiste, voire eugéniste et purificatrice. Abercrombie&Fitch représente-t-il une utopie sociale, un fantasme poussé à ses limites, mais dont les formes seraient finalement celles que l’on retrouve dans les tests de recrutement des entreprises, ou encore dans le divertissement grand public ?
Je reparlerai plus en détails de la définition et du choix des angles dans d’autres commentaires à venir. Ici, disons simplement que l’angle a été bien intégré, qu’il a apporté un surcroît de cohérence, la mise en valeur d’une originalité et un certain degré d’approfondissement. Si l’on voulait aller plus loin et si l’on souhaitait que l’angle apporte une réelle « plus-value » au traitement du sujet, il me semble qu’une question comme celle indiquée ci-dessus, même affinée, complétée, enrichie, restera toujours insuffisante tant qu’on ne lui associera pas des « lectures ». Le niveau de réflexion atteint dépend des contenus précis que l’on est capable d’associer à la notion d’eugénisme, par exemple, en s’appuyant sur un ou deux textes de philosophes ou sur un romancier comme Houellebecq… Une évidence ? Pour certains peut-être, mais je suis tellement habitué à faire avec mon public de « non-spécialistes » qui lèvent les yeux au ciel quand je cite Sartre ou Kant, et qui demandent si ça fera partie du programme de l’examen, que je n’y avais plus repensé depuis longtemps…
Une idée, donc, pour l’année prochaine : demander le compte rendu d’une lecture au minimum, en rapport avec le choix de l’angle.