Pitié pour les journalistes télé frigorifiés !

Il y a quelques semaines, la mode s’était répandue de faire poser les envoyés des JT avec de l’eau jusqu’à mi-mollet devant les rivières en crue. Dans les jours qui viennent, vous verrez ces mêmes journalistes faire le pied de grue devant un ministère, un palais de justice, les locaux d’un syndicat, dans un froid polaire… Les pauvres !

Je ne vous parle pas des reportages réalisés et montés par ou sous le contrôle d’un journaliste, mais de cet usage de réaliser des duplex où l’on interroge le journaliste envoyé sur place : « que peut-on dire… que sait-on ?… » A quoi cela sert-il ? A rien. Cela doit faire une cinquantaine d’années que cela dure. Le but était de faire bénéficier l’info de la crédibilité d’un témoin directement présent sur le lieu d’un événement. Avec internet et l’ensemble des transmissions numériques disponibles depuis les années 1990, on sait bien que le journaliste télé envoyé sur le terrain en sait moins que ses collègues restés à la rédaction. Il se trouve en général « devant » le lieu d’une actualité, sans savoir ce qu’il se passe « à l’intérieur ». Pour le savoir, il consulte les réseaux, et parfois même, ô paradoxe, sa rédaction.

Oui, mais cela fait joli, cela rompt la monotonie du studio, on a l’impression d’être sur le lieu de l’action. Stendhal avait déjà réglé son compte à cette illusion du terrain. Souvenez-vous de Fabrice del Dongo, dans La Chartreuse de Parme, qui parcourt le champ de bataille de Waterloo sans rien voir, ni comprendre. Alors, ne serait-ce pas le moment de libérer ces malheureux journalistes qui déplient leurs notes de leurs doigts gourds en cette fin février polaire.

Mais je crains que ce ne soit difficile. Le dispositif du journal télévisé a encore plus de mal à évoluer que l’université. Deux institutions indispensables au bon fonctionnement de la démocratie, et pâtissant de la même lourdeur ankylosée. Depuis 50 ans, rien ou presque n’a bougé, ce qui conserve toute son actualité à l’excellente thèse d’Hervé Brusini et Francis Jammes, publiée en 1982 sous le titre « Voir la vérité », qui analysait l’opposition entre journalisme d’enquête et journalisme d’examen, l’apparition des experts sur les plateaux de télévision en complément des témoins présents sur le terrain. La dramaturgie du JT repose encore sur le même triangle présentateur – spécialiste – témoin, chacun d’entre eux étant dûment mis en scène afin de faire du discours télévisuel un discours de vérité (auquel les téléspectateurs croient d’ailleurs de moins en moins).

C’est ce dispositif qui rend nécessaire la présence de ces pauvres hommes et femmes dans des lieux que l’on s’arrange tout de même, en général, pour choisir pas trop éloignés des rédactions. Pour leur éviter cette corvée, c’est tout le dispositif qu’il faudrait modifier. Mais je crois que personne dans les rédactions ne s’intéresse vraiment à cela.

Pour changer une institution, il est indispensable d’étudier son histoire : et si les écoles de journalisme supprimaient quelques uns de leurs imbéciles exercices mécaniques de synthèse en 15 lignes, un feuillet, un feuillet et demi pour faire travailler et réfléchir leurs élèves un peu plus sur l’histoire ?

 

PS. Ce soir (22 février), voici un exemple au début du journal de France 2 de 20 h : https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/jt-de-20h-du-jeudi-22-fevrier-2018_2612568.html (3′ 25″). Hélène Hug traite des difficultés de Nicolas Hulot à assumer l’évacuation du site de Bure, dans la Meuse, depuis le Ministère de la transition écologique. A 20 h, la température à Paris était de 1° avec un ressenti de -2*. La pauvre Hélène masque bien sa souffrance, sans gants et, me semble-t-il, en réfrénant ses tremblements. Pourquoi ? Ce n’est pas de l’info, c’est de la mise en scène. Le Ministère est fermé, il fait nuit. L’action du reportage se passait à Bure et à l’Assemblée nationale. On voit bien l’inutilité et même l’absurdité de cette situation. Pourquoi les journalistes ne refuseraient-ils pas cette corvée les prochains jours, alors que le froid devrait encore s’accentuer ?

One thought on “Pitié pour les journalistes télé frigorifiés !

  1. Très intéressant! Merci Mr Cornu pour cet article !

    De la part d’une ancienne élève ayant réalisé un reportage dans les coulisses d’une clinique.

    Bonne soirée à vous !

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