La dure condition du correspondant local ou le silence de la mer

Ce matin, j’ai constaté qu’un article que j’avais envoyé au journal n’avait pas été publié. 2400 signes espaces non compris. C’était un papier à partir d’une interview du curé, à propos du Carême. 4 ou 5 heures de travail, car j’ai enregistré l’interview cette fois-ci et il m’a semblé nécessaire de transcrire les 30 minutes de l’enregistrement avant de rédiger. J’étais assez content de cet article composé de beaucoup de citations, mais où j’ai essayé de proposer des sortes de contrepoints rendant plus familier, je pense, un discours qui ne fait guère de concessions à l’air du temps. Je suis allé un peu loin peut-être, en particulier dans ce petit joke auquel je n’ai pas pu résister :

« Derrière son sourire affable, c’est un combattant de la foi. Il nous fixe un programme redoutable : prière, pénitence, partage. Les 3 P, dirait un homme de marketing, mais ce serait sans doute inapproprié… »

Mais ne croyez pas que j’ai été « censuré » à cause de ces lignes. D’abord parce que remises dans leur contexte, on voit bien que j’ai fait la différence entre « rire avec » et « rire de ».

Ensuite, nous, correspondants locaux, nous avons un ou une journaliste référente à la rédaction. Lorsque je lui ai envoyé cet article, elle m’a répondu par mail : « je ne comprends pas. On avait parlé d’un portrait du curé et non d’un sujet sur le Carême… » J’ai répondu : « Effectivement au départ. Mais le curé ne veut pas parler de lui-même, et il me semblait intéressant d’aborder le carême qui débute aujourd’hui. A travers ça, on voit un peu quand même la personnalité du curé. Les articles déjà parus dans la presse sur lui ont tendance à reprendre telle quelle sa phraséologie sans la mettre en perspective. » Après cela, plus rien. Pas de réponse. L’échange s’arrête là.

Peut-être ai-je mal argumenté, mal défendu mon choix. Mais ce qui m’affecte, ce n’est pas seulement d’avoir échoué à convaincre ma référente, c’est ce « rien », ce silence. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois. Une fois mon article envoyé, je n’ai plus aucun contrôle sur les changements qu’on peut y faire, sur les modifications de titre, la rédaction des intertitres, le fait que l’article soit publié ou repoussé à la semaine suivante, voire pas publié du tout. On m’informe tant que je suis dans le processus, mais cela devient inutile dès que j’ai accompli mon travail. Je ne suis qu’un robinet fournisseur de matière première. M’envoyer un mail pour me dire que l’article n’est pas publié serait une perte de temps.

Ce silence, je l’ai ressenti comme un manque de respect pour mon travail. 5 heures de travail biffées d’un trait de plume, si je puis dire. La rémunération s’envole aussi : rendez-vous compte ! 9 euros pour l’article et 2 pour la photo. Oui, c’est bien cela, cela correspond à 2 euros de l’heure, c’est à peu près la moyenne. Et encore, le curé n’habite pas loin de chez moi : cette fois-ci, je n’ai pas dépensé ce salaire en frais d’essence. En fait, plus qu’un manque de respect, il me semble qu’il s’agit d’un manque de considération, ou encore d’un manque de reconnaissance, ce mot étant à prendre dans son sens philosophique, depuis la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel jusqu’à Husserl. Vous comprenez, je ne suis qu’un simple correspondant, sans contrat, sans statut. Elle, elle est journaliste, statutaire. Alors pas question de la ramener… La relation ne peut être que de condescendance, voire, soupçonné-je, de mépris. Je ne suis pas digne que l’on fasse l’effort de prendre le temps pour m’écrire un mail de 3 lignes. Voilà le sens de ce silence, car un silence a toujours un sens. « On ne peut pas ne pas communiquer », écrivait Watzlawick il y a un demi-siècle !

Les correspondants sont une sorte de sous-prolétariat. Cela vaut pour tous les organes de la presse régionale et locale. Ils en sont les soutiers, indispensables, mais méprisés. Nous acceptons cette situation, car nous y trouvons d’autres avantages qui justifient de travailler pour… des clopinettes, comme disait mon ami David Buxton il y a longtemps déjà. J’ai emménagé il y a 6 mois dans une nouvelle région où mon statut de correspondant m’ouvre de multiples portes et me permet de m’intégrer à un rythme accéléré. Je me suis fait des amis. J’ai développé de bonnes relations avec les maires de trois communes et avec les élus de la majorité et de l’opposition. Je côtoie les associations, je rencontre les gens de théâtre et des entrepreneurs. Si je renonçais à cette position, je perdrais du même coup ces « entrées ». Bien sûr, il y aura un moment où ce job mal payé et mal considéré ne sera plus nécessaire, mais il me reste encore un peu de marge d’ici là.

C’est pourquoi j’ai considéré ce matin qu’il était inutile de me rebeller, qu’il valait mieux subir le mépris et l’arbitraire. Oui, je dis bien l’arbitraire. D’autres font tous les jours le même choix.

Ma déception de ce matin a été un peu atténuée par le fait que mon autre article de la semaine, sur un conseil municipal consacré au PLU (plan local d’urbanisme) de la commune, n’a été raccourci que de quelques lignes. C’était un article difficile à écrire, pour lequel je me suis beaucoup documenté, trois jours durant, sur l’aménagement du territoire, les lois sur l’environnement et le littoral, ainsi que l’histoire très riche des contentieux survenus dans la commune depuis 30 ou 40 ans. J’ai essayé de doser au mieux la pédagogie, les marques d’esprit critique, l’humour. Il me semble que je commence à acquérir une certaine maturité dans ce domaine et j’en tire de la satisfaction et un peu de fierté.

Cependant, je me suis habitué dernièrement à envoyer les articles avec leurs titres et la légende de la photo, en laissant ma référente rédiger les intertitres qui sont en fait assez dépendants de la mise en page. Cette fois-ci, mon titre a été conservé, et le premier intertitre me paraît satisfaisant. En revanche, le deuxième est plus problématique : « Pas de « grand projet » » Le paragraphe dont il est extrait indique : « XX, conseillère d’opposition, considère qu’il n’y a pas là de « grand projet » » Vous saisissez sans doute le problème… Dans l’intertitre, c’est le journal qui s’exprime ; dans le texte, c’était une conseillère d’opposition. Le journal reprend à son compte le point de vue de l’opposition. Gênant. Aussi gênant que s’il avait repris le point de vue du maire et de sa majorité. Je m’étais gardé dans mon article de verser d’un côté ou de l’autre, et en 4 mots, voici que ma référente bouscule la construction attentive sur laquelle j’ai bâti ma crédibilité. Rageant, non ? Pourquoi en est-elle arrivée à cet intertitre ? Par inattention, paresse, manque de rigueur, manque de réflexion ? Un peu de tout cela certainement, mais plus encore, je pense, par manque de sens littéraire. Que fallait-il faire en effet ? Déplacer les guillemets : écrire « Pas de grand projet ». C’est-à-dire s’écarter de la lettre de mon texte pour en conserver l’esprit, à savoir qu’il s’agit d’un point de vue exprimé dans une citation, celle-ci étant reprise entre guillemets. Ce n’est pas compliqué, mais il y faut une certaine tournure d’esprit, assez typiquement littéraire il me semble.

Plus encore, ce qu’il fallait faire, c’était m’envoyer pour vérification le texte modifié. Imparable, mais… Vous n’y pensez pas ! Une journaliste va envoyer son travail à un simple correspondant pour qu’il le vérifie ? Mais c’est le monde à l’envers !! Précisons néanmoins que je le lui avais demandé : « Peux-tu me prévenir si tu fais des modifications sur les textes ? » Evidemment, pas de réponse. Silence… Comme d’hab. Il y a 15 jours, après une erreur plus grossière que les autres dans la réécriture d’un titre, je lui avais écrit : Les changements de titre posent souvent problème. Pour prendre ensemble de bonnes résolutions à ton retour de vacances, peut-être pourrais-tu m’indiquer les changements de titres avant publication. Ça avait été positif pour l’article sur l’association XX où j’avais pu corriger “redynamiser la politique” en général en “redynamiser la politique de l’association”. » Là encore évidemment : silence… Un correspondant impertinent à ce point ne mérite tout de même pas que l’on se fatigue à lui répondre.

Vous voulez voir quelles sont les conséquences de cela à travers quelques uns de mes titres modifiés par ma référente ? Accrochez-vous ! On y va.

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Retiré

[J’ai retiré ici l’analyse succinte de 5 exemples d’erreurs. Il n’était pas possible en effet de supprimer tout élément permettant d’identifier le journal. Or, je suis confronté à un risque de poursuites judiciaires.]

3.5.2018

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Chacun de ces titres aurait pu être corrigé si l’on avait bien voulu me laisser les vérifier. Par ailleurs, un correspondant conserve le contact avec ses « sources », et il est le seul à subir les conséquences de ces erreurs, imprécisions ou maladresses.

Je conclus en revenant sur l’interview du curé. Je lui ai en effet écrit dès parution du journal pour l’informer que son interview n’y apparaissait pas. Voici sa réponse :

« Bonjour Gérard,

Nous espérons que cet article apparaîtra toujours.

Peut être que la direction a ses raisons QUE NOUS NE SAVONS PAS;

Ce n’est pas grave, mon cher Gérard.

Bien de bonnes choses à toi. »

L’humour, un certain sens du mystère, et la certitude que « les voies du Seigneur sont impénétrables » aident à relativiser un peu cette mésaventure. Je vais donc rester encore quelques temps au journal !

 

Si vous êtes étudiant en journalisme, repensez-y le jour où vous encadrerez vous-même des correspondants…

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